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"Rather than see them as human beings who are suffering from serious brain disorders and who need medical attention, our laws defend their right to be crazy, as if having a chemical imbalance in your neurons is a choice."
Pete Earley: Crazy, p. 357
(Plutôt que de les considérer comme des êtres humains, affligés de graves maladies cérébrales, et qui ont besoin de soins médicaux, nos lois protègent leur droit à être fou, comme si on choisissait délibérément d'avoir un déséquilibre de la chimie de ses neurones.)

L'ACCÈS URGENT AUX SOINS:

quelques-unes des vraies raisons qui en font un casse-tête qu'on n'est pas près de (prêt à) résoudre

Un an s'est écoulé depuis la création du domaine www.mens-sana.be (novembre 2001- novembre 2002). Depuis cette date, différents textes y ont été mis en ligne qui, tous, tentent d'expliquer en quoi celles qu'on appelle les "maladies" mentales (principalement les schizophrénies) diffèrent des autres maladies mieux connues du grand public, et à quels problèmes les malades mentaux chroniques et leur entourage se trouvent confrontés du fait de ces affections.
En dépit de (brèves et timides) tentatives de médiatisation de l'information sur ce sujet intervenues depuis quelque deux ans dans ce pays, et malgré nos efforts d'explication sur ce site, certaines causes fondamentales du mauvais fonctionnement de ce qu'on nomme la "Santé Mentale" en Belgique (mais pas seulement en Belgique!) semblent toujours n'avoir pas trouvé leur chemin dans la conscience de nos responsables politiques. C'est pourquoi il est nécessaire de revenir sur la principale de ces raisons, encore et encore, en insistant sur des évidences que pourtant tous les intéressés ont sous les yeux, mais que, manifestement, surtout personne ne veut voir.

Qu'il s'agisse de patients "en crise" ou qu'il faille établir un premier diagnostic pour décider d'instaurer un traitement éventuel, l'admission des malades mentaux chroniques à l'hôpital pose, dans le monde entier, des problèmes de mise en oeuvre qui paraissent insolubles. En effet, nulle part ils n'ont jusqu'à présent pu recevoir de solution pratique qui recueille l'assentiment général.
Que ce soit parmi les professionnels du secteur psychiatrique, ou que ce soit chez les politiques qui prennent conseil auprès d'eux, ou bien encore parmi les usagers, c'est-à-dire chez les malades eux-mêmes et chez les proches de ces malades, la question de l'accès aux soins urgents (comme celle, tout aussi importante, du suivi des soins et traitements) des malades mentaux chroniques psychotiques (atteints de schizophrénies ou de dépression majeure, ou encore de troubles bipolaires) provoque des débats qui, périodiquement, à l'occasion de l'une ou l'autre "bavure" médiatisée, déchaînent les passions mais n'aboutissent pourtant à rien. Il serait peut-être (grand) temps de s'interroger enfin sérieusement sur les raisons réelles de cette absence de résultats.

La patience des familles de malades s'use à attendre de ces débats des conclusions utiles débouchant sur des mesures pratiques: elles ne viennent jamais. Comme les familles restent sur un plan humain et concret, leur point de vue est très individuel et personnel, il reflète fidèlement leurs préoccupations quotidiennes: elles veulent faire prodiguer à leur(s) malade(s) les soins que, d'expérience directe, elles savent indispensables.

Par contre, leurs divers interlocuteurs (si on peut les appeler ainsi car, s'ils discourent beaucoup, ils ne dialoguent guère!) préfèrent toujours se placer sur le plan des grands principes généraux et abstraits, restant à distance confortable des basses contingences matérielles qu'ils considèrent et présentent comme anecdotiques: ils préfèrent une vision plus "élevée", de portée plus générale, voire "universelle", plus "noble" et désintéressée, et ils peuvent ainsi s'octroyer et jouer des rôles qui leur semblent mieux correspondre à l'image qu'ils veulent donner d'eux-mêmes au grand public. Pour dire les choses de manière plus directe - mais pourquoi mettre des gants? - , constatons que, sous prétexte d'aider les malades et d'épouser leur cause, nombreux sont les défenseurs, au sein d'une certaine "élite intellectuelle" autoproclamée, qui se contentent d'exploiter l'existence des malades et de leurs malheurs aux seules fins de notoriété, réputation et prestige personnels.

Dans la plupart, sinon dans tous les pays du monde "civilisé", de nombreux proches comparent, à juste titre, à d'invraisemblables "parcours du combattant" les péripéties vécues pour parvenir à faire hospitaliser et soigner leur malade. Au cours de leurs efforts pour faire soigner leur proche qu'ils observent se détériorer sous leurs yeux et courir inéluctablement vers l'une ou l'autre catastrophe, ils se heurtent à d'innombrables obstacles, ils rencontrent d'interminables successions de difficultés. Ces difficultés sont tantôt de nature administrative ou juridique, tantôt ce sont les "professionnels de la santé" eux-mêmes qui semblent en être à l'origine.
Les explications de ces difficultés, celles que les "intervenants de la santé mentale" fournissent habituellement, sont souvent alambiquées, quelque peu embarrassées, parfois même d'emblée fort peu crédibles, et elles ne peuvent convaincre que les personnes qui ne sont pas directement confrontées aux manifestations de la maladie mentale chronique: celles qui n'en ont pas l'expérience personnelle.
Les profanes naïfs ou crédules, ceux qui font partie du grand public, ceux qui ne vivent pas en permanence les situations résultant de l'existence, chez un des membres de leur famille, d'une affection mentale chronique grave ne peuvent qu'imaginer des situations théoriques à partir de descriptions simplistes de mauvaise vulgarisation sur les troubles mentaux, ou d'après ce que d'autres leur en ont dit, d'autres qui, pour n'avoir pas plus vécu ces situations personnellement, n'en savent pas vraiment grand-chose (et, pourrait-on dire, parfois peut-être moins encore!)

Face aux malades, aux familles et aux proches, se présentant comme les défenseurs désintéressés des principes du Droit et des Libertés, se retrouvent ceux qui affirment que les soins psychiatriques, s'ils sont imposés aux patients contre leur gré, constituent une atteinte inadmissible à leurs droits et à leur liberté. Ils pensent (ou affectent de croire) et, en effet, leur vocabulaire ne laisse que peu de doutes à ce sujet, que les hospitalisations psychiatriques forcées sont en fait une incarcération pénale. Ils les dénomment, comme par inadvertance, "internements" sous contrainte, laissant ainsi à demi-mot supposer (suggérant) qu'il s'agirait en quelque sorte de sanctions pénales, infligées sans doute à la suite de comportements qu'on imagine asociaux et délictueux, plutôt que d'y voir les nécessaires hospitalisations temporaires à visées diagnostiques et thérapeutiques qu'elles sont en réalité (ou, du moins, qu'elles devraient toujours être).

Ces valeureux théoriciens, défenseurs des droits mais pas des personnes censées en jouir, où vont-ils chercher l'information sur laquelle ils se basent? Selon toutes apparences, dans des souvenirs de romans-feuilletons du XIXème siècle, ou dans la rubrique des faits divers et des chiens écrasés de nos quotidiens en mal de sensationnel et d'anecdotes sordides, relatant des événements qui alimentent l'imagination tout à la fois fertile, avide et dépourvue de sens critique des habitués du "Café du Commerce et des Ragots Réunis".

Quant aux journalistes, eux qui façonnent l'opinion tout en la suivant et en s'y conformant (car il faut bien, au moins de temps en temps, flatter son lectorat pour s'assurer de sa clientèle), où vont-ils eux-mêmes s'informer? A qui donc voudriez-vous qu'ils s'adressent pour cela, sinon à ceux qui sont tout désignés d'avance: aux experts officiellement reconnus, aux "professionnels de la Santé Mentale", c'est-à-dire aux psychiatres, psychologues et autres "psys" plus ou moins réputés?
Mais aussi, à quelles occasions vont-ils, ces journalistes, mettre à profit les avis que ces experts leur auront généreusement dispensés pour qu'ils soient, ensuite, après interprétations plus ou moins correctes ou plus ou moins fantaisistes, amplifiés, commentés et répandus dans le grand public?

La grande presse d'information va se saisir de tout événement où "le système" n'aura pas fonctionné comme on imagine qu'il le devrait et comme on laisse croire qu'il le fait, quand un accident grave et plus ou moins spectaculaire sera survenu, événement qu'on osera, mais rétrospectivement, qualifier de prévisible et ainsi le tourner en scandale de l'incurie ou de l'incompétence et en désigner des responsables ou des coupables à l'opinion indignée. Mais nous verrons que le scandale - et il y en a effectivement un - n'est pas exactement là où on prétend nous le montrer.

De spectaculaires attentats perpétrés contre des notables, des crimes de sang simultanément commis sur des innocents multiples ou sur des enfants bénéficieront d'une publicité tapageuse au cours de laquelle on aura soin de faire découvrir, soit que les auteurs de ces crimes avaient "un passé psychiatrique" et qu'on les avait "libérés" inconsidérément, soit qu'ils souffraient d'une "pathologie mentale" qu'on aurait délibérément ignorée ou négligée malgré qu'elle aurait, auparavant déjà, été suspectée ou même reconnue par l'un ou l'autre professionnel de la psychiatrie.
Des crimes de même nature, moins fascinants en apparence parce que commis cette fois sur des victimes isolées, anonymes ou banales, ne recevront pas un écho comparable; moins intéressante également, l'absence "d'antécédents psychiatriques" ne sera mentionnée tout au plus qu'en passant. On ne dira pas non plus que, toutes proportions gardées, le nombre des crimes commis par de présumés "malades mentaux" n'est pas plus élevé que celui des crimes attribuables aux "sains d'esprit".

Et c'est ainsi que s'installera, insensiblement mais sûrement, l'impression, le "sentiment" général que les crimes de sang sont le fait de "malades mentaux", et que hospitalisations - pardon! - "internements" (ou l'inverse, au choix) psychiatriques sont synonymes d'incarcérations de criminels, mais aussi que l'appellation "malades mentaux" signifie, plus que pour le restant de la population dite "normale", criminels avérés ou en puissance; et les criminels doivent subir des peines de prison, c'est bien connu. Ces peines de prison pour criminels un peu particuliers, on laisse entendre qu'on les appellera d'un euphémisme lénifiant: les hospitalisations forcées ou "sous contrainte".

(Attention! Les conditions de l'hospitalisation sous contrainte ne sont pas exactement les mêmes en Belgique et en France. En Belgique, toute mesure d'hospitalisation prise "contre son gré" envers une personne "malade mentale" fait toujours appel à une instance du pouvoir judiciaire, ce qui n'est pas nécessairement le cas en France. De nombreuses difficultés peuvent néanmoins surgir, même en Belgique, puisque les instances judiciaires ne sont jamais compétentes sur le fond, c'est-à-dire sur la réalité et la nature de l'affection mentale, ni sur la qualité des traitements et soins prodigués à la suite de l'hospitalisation! C'est ainsi qu'il n'est pas rare, une fois l'hospitalisation sous contrainte obtenue, qu'il ne soit plus possible pour les proches - qu'ils soient parfois médecins eux-mêmes ou non! - de changer de thérapeute si celui-ci ne s'entendait pas avec le patient, ni de faire modifier quoi que ce soit aux traitements entrepris, même si ceux-ci s'avèrent manifestement néfastes pour l'état du patient: les psychiatres de l'établissement se retranchent toujours derrière le secret médical et s'abritent derrière la décision judiciaire, tandis que si on s'adresse aux autorités judiciaires qui ont autorisé et pris la décision, elles se déclarent alors incompétentes et renvoient aux médecins. Bien souvent, ces derniers finissent par interdire leur porte aux parents et deviennent sourds, muets, invisibles et inaccessibles à tout contact avec la famille du patient.)

La croyance populaire totalement erronée selon laquelle l'hospitalisation psychiatrique serait souvent une sanction pénale (mais commuée, par indulgence laxiste, en une parodie de "congé obligé de maladie"), ou une punition décidée par une sorte de tribunal, est fort généralement répandue et très difficile à combattre. En effet, elle se nourrit et vit de ce besoin de rejet que chacun de nous éprouve face aux actions humaines qui nous font peur ou horreur: nous ne voulons pas croire qu'elles sont le fait d'êtres humains comme vous et moi, car, d'une certaine façon, cela suggèrerait que nous aussi, dans des circonstances dont, sans doute, nous n'avons pas idée, nous pourrions être amenés à les commettre. Nous préférons croire que ces actions incompréhensibles, seuls des "fous", des "malades mentaux" en sont capables. Ah! Si c'était vrai, combien moins de crimes ne compterait-on certainement pas...

Bizarrement, c'est en croyant s'ériger en avocats des droits des malades, mais en s'appuyant sur la croyance fausse qu'on vient de décortiquer (selon laquelle l'hospitalisation psychiatrique serait un substitut d'emprisonnement carcéral, une incarcération déguisée), que des sociologues, des juristes et toutes sortes de bons apôtres naïfs, mais en fait ignorants des réalités des affections mentales, s'élèvent contre les hospitalisations psychiatriques sous contrainte en les requalifiant, de façon très étourdie, d' "internements abusifs". Ce faisant, ils portent, sans s'en rendre compte et, sans doute, avec les meilleures intentions du monde, un grave préjudice à de très nombreux malades mentaux chroniques. Ce sont précisément ceux qui sont le plus sérieusement atteints et qui ont le plus besoin de traitement et de soins à qui ces soins sont refusés si on écoute ces champions de nos libertés.

Que disent, en substance, ces bien-intentionnés mais dangereux irresponsables? Ils nous disent que les malades mentaux ne sont pas des criminels, que la très grande majorité d'entre eux ne menacent aucunement l'ordre public ni la société. Ils poursuivent en concluant qu'il n'y a donc aucune justification à les "emprisonner". Et, en effet, si l'on s'en tient uniquement aux mots, utilisés en les confondant avec la réalité des choses qu'ils prétendent décrire sans toutefois y parvenir, ils peuvent paraître avoir tout à fait raison.
Mais ils occultent l'essentiel. Ils ne nous disent pas - ne le sauraient-ils donc pas? - qu'une proportion importante de malades mentaux chroniques, du fait même de leur affection, ne peuvent avoir conscience de leur état et, par conséquent, refusent les traitements et les soins dont ils auraient pourtant un besoin urgent et impérieux pour ne pas se mettre eux-mêmes (leur propre vie!) en danger. Pour les soigner et pour tenter d'ainsi restaurer cette conscience dont l'affection mentale les prive, la seule possibilité qui reste (dans l'état actuel de nos connaissances) est de leur imposer les traitements indispensables. Ceci ne peut, malheureusement, se faire qu'en les contraignant à l'hospitalisation au cours de laquelle le traitement et les soins seront mis en oeuvre pendant le temps qui s'avèrera nécessaire.

De nombreux malades, inconscients de leur mauvais état de santé passé ou même présent, ne reconnaissent pas la nécessité de se faire soigner et ressentent un profond sentiment d'injustice causé par l'enfermement de fait que constitue l'hospitalisation forcée, et par la vexation que représente pour eux l'obligation de traitement. Bien souvent, ils éprouvent des sentiments contradictoires, mêlés de rancune, voire de haine à l'égard de ceux qui ont été obligés, bien à contrecoeur, de les faire hospitaliser "contre leur gré". Pourtant, comment autrement contraindre à se soigner ceux qui nient (qui ignorent) leur "maladie", à moins de les abandonner à leur sort, c'est-à-dire les condamner à se détériorer inéluctablement?

Parfois, des journalistes en mal de copie, pensent, habitude invétérée de métier, que la meilleure source d'information est toujours celle qui sort de la bouche des protagonistes eux-mêmes (la vérité sort de la bouche des enfants). Ils recueillent les déclarations de malades pendant les périodes d'accalmie apparente de leurs troubles, lorsqu'ils se trouvent hors des institutions de soins. Il peut alors arriver que ces journalistes, peu au courant des caractéristiques des maladies mentales, laissent abuser leur bonne foi par des récits où les malades se présentent (eux aussi en toute bonne foi!) comme des victimes innocentes de leur entourage malveillant ou de la société totalitaire, plutôt que comme les victimes de leur maladie (et, éventuellement, des traitements inadéquats qui, parfois appliqués sans aucun discernement, peuvent effectivement devenir des sortes de torture plus ou moins sadique). Et voilà que ressortent alors des articles à sensation apportant de l'eau au moulin de ceux qui "combattent les internements abusifs".

De leur côté, les parents, les membres de la famille des malades, tentant de faire soigner celui ou celle qu'ils voient en danger, réclament la possibilité de les faire hospitaliser, c'est-à-dire accéder aux soins. Leurs revendications paraissant exactement opposées à celles des défenseurs des libertés, facilement on pourra les faire passer pour des oppresseurs aux motivations qu'on supposera intéressées et inavouables, ce qui sera éventuellement corroboré par les fantasmes de certains malades, soigneusement montés en épingle par l'article de l'une ou l'autre feuille de chou. Tous les parents se heurteront dès lors à la méfiance générale et éprouveront toutes les peines du monde à faire soigner leur(s) malade(s) en temps utile.

Tant de croyances, d'opinions, d'affirmations, de motivations et de revendications contradictoires ne peuvent qu'engendrer la confusion puis le désintérêt du grand public et de l'opinion à l'égard du sort des malades mentaux. Comment, en effet, pourrait-on espérer que "l'honnête homme", l'homme de la rue puisse, par ses propres lumières, se dépatouiller d'un pareil sac de noeuds?

Plus fondamentalement, comment en est-on arrivé là?

Contrairement à ce qu'on pourrait être tenté de déduire de l'imbroglio décrit plus haut, les raisons de cette situation sont fort simples. Elles tiennent tout simplement à la nature de la psychiatrie. Si cette dernière est peut-être un art, elle n'est cependant pas une science... En tous cas, pas encore une science. Cette vérité-là, personne ne semble oser la dire à voix haute. C'est ce silence qui est le vrai scandale annoncé plus haut.

Pourtant, l'évidence est sous nos yeux.
En premier lieu, tous, c'est-à-dire médecins, psychiatres et "psys" de différentes formations ou tendances, proclament avec force à qui veut les entendre, que "nous ne disposons pas de marqueurs biologiques permettant d'identifier les affections mentales". Ce qui peut se traduire en français compréhensible pour le profane par: "Nous ne connaissons pas l'anomalie matérielle, concrète, organique (le "défaut") dont on pourrait mesurer la grandeur et qui, dans la machine si compliquée qu'est le cerveau, est à l'origine des perturbations de son fonctionnement."

(Les disputes entre différentes "écoles" de psychiatres tiennent seulement au fait que les uns disent qu'une machine qui fonctionne mal doit nécessairement comporter des défauts de construction et que, pour les trouver, il faut les rechercher; les autres disent que, puisque les défauts originels de construction postulés par les premiers n'ont pas encore été mis en évidence, c'est qu'ils n'existent pas et qu'on ne peut comparer l'homme à une machine. Il serait donc vain de rechercher des défauts "organiques". Par le passé et dans tous les domaines des sciences, on sait quel a toujours été le sort ultime des affirmations et croyances professées par tous les "animistes" et "conservateurs" divers.)

Deuxièmement, la conséquence de cette ignorance des causes biologiques des affections mentales est que le diagnostic de ces dernières ne peut dès lors reposer que sur l'appréciation de leurs conséquences cliniques, c'est-à-dire leurs manifestations comportementales. Nécessairement, pareille appréciation ne peut être que fort imprécise, elle comporte une part prépondérante de subjectivité et d'intuition à laquelle la personne du psychiatre et ses a priori participent pour beaucoup, elle comporte surtout beaucoup de hasard (sans parler des jugements moraux fondés sur un certain conformisme à la société du moment).
De nouveau, en langage compréhensible pour tout un chacun, cela signifie que le diagnostic - et donc aussi le pronostic - comporte une part prédominante d'incertitude. Leur validité ne sera vérifiée ou démentie que rétrospectivement, quand le déroulement des événements dans le temps les transformera en faits historiques. Alors seulement, on pourra dire que le psychiatre avait raison (ou tort), uniquement parce que les événements lui auront donné raison (ou tort).
Les "bons" psychiatres sont donc ceux qui, prudents, se trompent nettement moins souvent qu'une fois sur deux et moins souvent que d'autres, mais les probabilités qu'ils ne se trompent jamais sont proches de zéro. Malheureusement, cela aussi, pour chacun d'eux, n'est établi qu' a posteriori.

Troisièmement, même lorsque le diagnostic s'avère "correct", ce qui vient d'être dit pour le diagnostic et le pronostic vaut par conséquent aussi pour les traitements: leur adéquation au cas d'un patient particulier n'est, elle aussi, vérifiable que rétrospectivement. Tout au plus peut-on affirmer, d'après les statistiques fort discutables dont on dispose, que les chances d'un traitement donné sont peut-être meilleures (ou moins bonnes?) que celles d'un autre. Mais la fiabilité de ces prévisions (prédictions d'augures!) est néanmoins beaucoup plus incertaine encore que celle des prévisions météorologiques dans notre région du monde...

Confrontés qu'ils sont à tant d'inconnu, à tant d'incertitudes, la réserve et la prudence dont de nombreux psychiatres font preuve lorsqu'ils doivent prendre des décisions thérapeutiques concernant un possible malade mental deviennent mieux compréhensibles à tous. Et, devant choisir d'hospitaliser (priver de sa liberté) ou non un malade contre son gré, comment pourraient-ils faire confiance à ces inconnus qui leur réclament l'hospitalisation, ces inconnus obligatoirement non objectifs que sont la famille du malade, alors qu'eux-mêmes, pourtant psychiatres professionnels et donc, en principe, experts dans leur domaine, ils ne savent pas vraiment non plus dans quelle mesure ils peuvent s'assurer de leur propre objectivité, ni avoir pleine confiance en la justesse de leur diagnostic, c'est-à-dire se fier à leur propre expertise (et peut-être encore moins croire en celle de leurs confrères qui, tous comptes faits, ne sont pas mieux lotis qu'eux?)

S'étonnera-t-on dès lors des atermoiements, des apparences d'hésitations, des tergiversations dans les attitudes de nombreux psychiatres parce que ce qu'on attend d'eux en fait, c'est de prendre des décisions qui engagent leur responsabilité, alors que leur savoir professionnel réel ne leur permet pas vraiment de l'assumer, ni celle des conséquences peu prévisibles ou même imprévisibles de ces décisions?
S'étonnera-t-on alors si nombre d'entre eux tentent d'éluder les responsabilités, en reportant toujours au plus tard possible ces décisions, pourtant nécessaires, par des discours et explications que les familles seront excusables d'interpréter comme des manoeuvres dilatoires incompréhensibles, injustifiées, donc inadmissibles à leurs yeux?

Nos connaissances médicales et scientifiques dans le "domaine mental" sont encore insuffisantes pour répondre de manière satisfaisante aux besoins des malades mentaux chroniques. Les lacunes de nos connaissances ne peuvent pas être reprochées aux praticiens de la psychiatrie, et ils devraient le savoir. Mais, le sachant, ils devraient aussi admettre et reconnaître ces lacunes et en tirer toutes les conséquences.
Personne n'a jamais "perdu la face" en admettant sa légitime ignorance de ce qu'il n'y a, pour le moment, aucun moyen de savoir. Mais délibérément ignorer ses lacunes et (se) les dissimuler, dans toutes les professions, (et particulièrement en "médecine"), cela porte des noms peu flatteurs que je ne voudrais pas employer ici.

Persister à ne pas informer honnêtement, objectivement, nos responsables sur ce que peut réellement - et ce que ne peut pas encore aujourd'hui - la psychiatrie, c'est aussi retarder indéfiniment une concertation constructive entre les représentants de toutes les parties intéressées (non pas, pour certaines d'entre elles, comme lors d'un passé récent, à leurs seules prérogatives corporatistes, mais) au véritable bien-être de tous les citoyens dans ce pays.
Pareille entreprise devrait être confiée à une assemblée indépendante comprenant des médecins (pas seulement des psychiatres), des psychologues (pas seulement des analystes), des juristes et avocats, des législateurs, des hommes politiques, des responsables de la "santé mentale", des représentants des associations de défense et d'entraide.

Par cette concertation publique qu'on attend depuis tellement longtemps, peut-être parviendrait-on enfin, en tenant compte de toutes les difficultés déjà évoquées, à revoir, modifier et assouplir des lois, dispositions réglementaires et règlements administratifs, de manière à faciliter et accélérer l'accès aux soins dont les malades mentaux ont besoin et auxquels ils ont droit.

Encore faudrait-il qu'une réelle volonté "politique" dans cette direction se fasse jour à tous les niveaux.
Serait-ce une utopie?


Première publication: 17 Novembre 2002 (J.D.) Dernière modification: 3 Juillet 2006

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