COUPS DE SANG
"Ceux donc qui rêvent à ces choses et décrivent ces choses comme elles sont pour ceux qui y rêvent, sont aussi loin du vrai qu'il est possible, et font le plus grand mal peut-être, donnant comme objet à la pensée ce qui ne doit pas être objet hors de l'action."
Alain, Propos (1924)"Les cons dangereux sont ceux qui exploitent ta connerie pour t'imposer la leur."
Frédéric Dard (San Antonio): Les Con, Editions Fleuve Noir 1973.
Lors d'une "Table Ronde Ministérielle" sur la "Santé Mentale" en mai 2001, sous l'égide de l'O.M.S., notre ministre fédérale belge de la Santé Publique, Mme Magda Aelvoet, a déclaré:
"Les personnes atteintes de troubles mentaux ne sont pas traitées de la même manière que celles qui ont des maladies physiques et tendent à être considérées comme anormales."
Rapportées par le journaliste Jan Vanderveene dans le n° 573 du périodique médical "Le Généraliste" du 24 octobre 2001, voici les paroles du Dr Hubert Ronse de Craene, Président de la Fondation Nationale Reine Fabiola pour la Santé Mentale:
"Un diagnostic ne peut plus être perçu comme une honte, un traitement ne peut plus être une punition. La stigmatisation et l'exclusion sociale rendent les problèmes des patients encore plus difficiles à résoudre, et aggravent leurs difficultés. Les patients atteints de problèmes psychiques doivent avant tout être aidés, car il existe toujours une solution."
En guise d'accueil au Rapport sur la santé dans le monde 2001 de l'O.M.S., la toute première phrase du "message" du Directeur Général de cette organisation, Mme le Dr Gro Harlem Brundtland, est:
"La maladie mentale n'est pas un échec personnel."
Dans le même texte, elle nous rappelle un "principe énoncé par les Nations Unies" en 1991. Selon ce principe,
"Aucune discrimination ne doit s'exercer sous le prétexte d'une maladie mentale."
On ne peut s'empêcher d'être, en permanence, abasourdi, et de ressentir, toujours, le même agacement - et ceci sont des euphémismes - face à la constance sereine et imperturbable de précisément ceux-là mêmes qui, soit responsables politiques, soit se proclamant défenseurs ("pour leur bien") des malades mentaux, fort naïvement et malgré eux s'entêtent à montrer combien ils sont, en réalité, ignorants de la nature et des caractéristiques des maladies mentales. A chaque discours, en toute occasion, ils étalent aux yeux de tous à quel point ils partagent en fait ces préjugés qu'ils dénoncent chez les autres et qu'ils prétendent combattre. En réalité, ces préjugés, ils les portent en eux et sur eux, ils les transpirent et les respirent, ils en sont imprégnés. Affectant de les dénoncer, loin de les combattre, bien au contraire ils en encouragent la survie, ils les propagent et les pérennisent en toute bonne conscience.
Cela ne serait rien si ce n'était pas justement à ces personnes-là que nous confions la tâche de décider des moyens à mettre en oeuvre pour améliorer le sort des malades mentaux. Ne nous étonnons pas si les paroles des discours sont une chose, le sens qu'on leur prête en est une autre, les pensées de ceux qui les disent sont une troisième chose différente des deux premières, et à son tour, enfin, la concrétisation de tout cela n'est plus une chose mais une grande absence de chose, un grand vide.
Est-ce donc "être normal" que d'être paralysé,
que d'être borgne ou aveugle, que d'être sourd et muet? Est-ce bien
"être normal" que d'être diabétique, ou de n'avoir
plus qu'un seul poumon ou un seul rein? Epargnons-nous la liste interminable
de toutes les pathologies et de tous les malheurs possibles! Si l'on en croyait
certains ministres, pour traiter un paraplégique ou un hémiplégique
"en personne normale", il faudrait ne pas tenir compte de son handicap
(le nier) quand une porte ne s'ouvre pas devant lui; en aucune façon
il ne faudrait aider un aveugle à traverser une rue, ou lire à
sa place un panneau indicateur, car ce serait ne pas le traiter en "personne
normale". Si on raisonnait toujours comme certains ministres, on en arriverait
forcément à ce que toutes les femmes visiblement enceintes à
qui on céderait sa place assise dans le train ou le tram bondé
doivent se formaliser parce que "elles auraient tendance à être
considérées comme anormales"!
Non, je refuse quant à moi de croire qu'un citoyen malade est un citoyen
"normal" et qu'il faille le traiter en tous points comme s'il était
en bonne santé. Mais, par contre, je crois profondément que, même
s'il est malade, il est néanmoins toujours un citoyen à part entière,
et je suis persuadé que la personne humaine de ce citoyen a droit au
même respect que tous les autres citoyens (et,
par solidarité humaine, il a même droit à des égards
supplémentaires pour compenser ses handicaps).
Mais je soupçonne que, si ce citoyen est chroniquement malade, ceux qui
insistent pour que, en jargon de ministre, "il ne tende pas à être
considéré comme anormal" (!), ce sont justement ceux pour
qui, malgré leurs dénégations (c'est donc qu'ils y pensent!),
la particularité "hors normes" et le handicap, qu'ils soient
physiques ou mentaux, signifient dévalorisation, citoyenneté de
seconde zone, personne humaine diminuée. Je crois leur mansuétude
de convenance et de commande plus insultante encore que ne le serait une indifférence
affichée; le jugement moralisateur qu'à voix haute ils condamnent,
au nom de grands principes généraux, généreux en
apparence mais théoriques et abstraits, n'est jamais complètement
absent de leur vision personnelle de la "normalité" et de "l'anomalie",
et il transparaît dans leurs discours. Leurs paroles sont, je le crains,
révélatrices de leur carence de respect vrai pour la personne
humaine individuelle et bien concrète, mépris pour l'individu
humain, bien dissimulé car peu avouable.
Ils ne manquent pas d'air non plus, comme on dit,
ceux qui pensent que les malades mentaux éprouveraient de la honte
à cause du diagnostic qu'on pose de leur "maladie". Pensent-ils
vraiment à ce qu'ils disent, ceux qui affirment cela? Plus exactement,
sont-ils capables de penser juste? La honte dont
ils parlent, c'est celle qu'eux, ils imaginent, c'est celle qu'on leur a inculquée
à eux, eux les diagnostiqueurs et les bien-portants bien-pensants, depuis
leur plus tendre enfance, c'est donc la leur! A leur tour, ils s'empressent
aujourd'hui de la prêter, de la donner et de la rendre (au centuple)
aux malades et, surtout, à leur entourage immédiat.
Ont-ils donc oublié que toute leur éducation, leur savoir-vivre,
leur ancienne qualité d'enfants "bien élevés",
tout cela repose sur la honte inculquée?
Honte quand on ne se comporte pas "comme
il faut", honte encore, quand "on s'oublie",
honte toujours, quand on ne se montre pas à la hauteur des attentes
de ceux qui vous entourent.
La honte, c'est celle que certains enseignants
incompétents et stupides, confondant endoctrinement et pédagogie,
fréquemment essayent d'insuffler (les motiver!) aux "cancres"
de leurs classes en les ridiculisant aux yeux des autres élèves.
S'étonnera-t-on ensuite de la confusion
qui, pour longtemps (toujours, peut-être?), s'installera dans les
esprits, entre crainte
de l'échec et honte de l'échec? Ceux
qui parlent de honte du diagnostic sont eux-mêmes,
peut-être, les victimes qui s'ignorent de pareille confusion.
Quand une mère de famille se promène en public accompagnée
de ses enfants, et que l'un d'entre eux commet, par inadvertance et en toute
innocence, une incongruité bien sonore et bien sentie, cet enfant ressent-il
de la honte? Non, c'est d'abord la mère
qui ne sait plus où se cacher et qui, grondant son enfant, lui enseigne
sa propre honte, pour se l'épargner
à soi-même peut-être, la prochaine fois.
Quand, parmi une bande de copains en sortie, l'un d'eux se comporte de manière
considérée comme grossière et inconvenante, ce sont les
autres qui se sentent brusquement "gênés pour lui", et
qui, bien souvent, se détournent et affectent de ne plus le connaître.
Non, ce ne sont pas les malades mentaux qui perçoivent le diagnostic comme une honte. Ce sont certains autres autour d'eux qui éprouvent et leur prêtent ce sentiment. Mais, instinctivement, tous, les malades comme leurs proches éprouvent, non pas la honte, mais une terreur envahissante pour tout ce que ce diagnostic annonce de malheur et d'impuissance à venir, et qui pourrait leur donner tort? Car ils se doutent bien, malgré tous les discours hypocritement lénifiants et faussement rassurants que les "professionnels" leur tiennent, qu'ils risquent fort d'avoir tiré un très mauvais lot à la foire de la vie. Et la peur, ce n'est pas la honte. Cette prétendue honte-là, c'est une morale pervertie, inventée par ceux qui ne savent que s'en draper et qui, du haut de leurs certitudes bien-pensantes, voudraient toujours imposer leur "morale" aux autres et là où elle n'a que faire.
Il paraît qu'un traitement ne peut plus être une punition.
C'est ce dont tente de se convaincre, chaque jour, le diabétique qui
se fait sa piqûre car, personne raisonnable, il essaye de "se raisonner".
C'est aussi la démarche intérieure adoptée par de très
nombreux cancéreux ou autres malades graves dont le traitement est extrêmement
pénible. Toutefois, s'ils se "raisonnent", arrivent-ils pourtant
à se persuader que leur traitement n'est pas une punition? En arriveraient-ils
même à croire que le traitement constituerait, en quelque sorte,une
récompense (c'est pour ton bien)? Un petit traité de remise
à jour du masochisme s'impose sans doute...
Mais quel est donc l'esprit lumineusement génial qui parvient à
se persuader (au point de vouloir y faire croire aussi les autres!) que
les malades mentaux puissent, eux, raisonnablement et constamment, "se
raisonner" ? La méthode Coué, ça n'est pas fait pour
les chiens?
Il paraîtrait que "il existe toujours une solution".
Comme toujours, tout dépend de ce qu'on appelle "solution",
qui en décide, et pour qui. La solution "existe toujours" si,
prudemment, vous ne la qualifiez pas; elle existe toujours, si elle ne vous
est pas imposée à vous personnellement mais à un autre
et, surtout, si vous ne comptez pas trop sur une solution
heureuse ni même satisfaisante.
Quand le psychiatre pense avoir obtenu une amélioration relative
de l'état mental de son patient et croit avoir fait "le maximum"
que ses connaissances lui permettent d'entreprendre, il se déclare satisfait:
c'est normal, il pense avoir fait ce qu'il pouvait. Cela ne signifie nullement
que le résultat soit satisfaisant du point de vue du malade.
A partir de ce moment, le sort du malade passe entre les mains de l'assistant(e)
social(e). Comme ce nouvel "intervenant" et le psychiatre ne font
pas nécessairement, de la vie en général et de leur client
en particulier, la même évaluation, et comme ils n'échangent
que peu leurs points de vue ("ce que fait l'autre, ce n'est pas ma partie"),
la solution finalement trouvée pour leur client commun n'est, le plus
souvent, que boiteuse et précaire, pour le moins. Les descendants possibles
d'un certain Docteur Pangloss peuvent en effet prétendre qu'une
solution existe toujours... mais quelle solution?
Pour quels Candides?
Quant à "l'échec personnel",
il est inutile d'y revenir ici (voyez l'article "Casques
Bleus?"). Mais, une fois de plus, admirons la duplicité
des grands "machins" (pour reprendre
l'expression célèbre d'un général et ancien président
de la République Française bien connu ) qui parviennent toujours
à énoncer des recommandations littéralement
ruisselantes de bons sentiments, tout en les sachant impraticables:
"Aucune discrimination ne doit s'exercer sous le prétexte
d'une maladie mentale." Avant même que l'homme en général
et les politiques ne s'en mêlent, c'est la nature elle-même qui
crée ces discriminations et, si c'est le droit de chacun de les trouver
injustes, le devoir des sociétés et de chacun devrait être
de s'efforcer d'atténuer ces "injustices naturelles".
Mais prétendre que des discriminations délibérées
(pour le travail, notamment) visent les malades mentaux, voilà
une bien belle et bien sournoise hypocrisie.
Toutes les activités de notre société, celles qui nous
permettent de survivre et de vivre parce qu'elles rémunèrent notre
travail et parce qu'elles fournissent du travail aux autres, toutes ces activités,
nous les avons développées et prévues uniquement
en fonction de nos capacités de bien-portants.
Celui dont les capacités mentales [de travail] ne sont plus
au niveau de celles de tous, comment pourrait-il entrer en compétition
avec les autres pour des places en nombre limité, déjà
insuffisantes pour la population des bien-portants plus rentables? Et pourquoi
un patron et une firme dont la survie financière dépend de la
"rentabilité" engageraient-ils plutôt un malade mental
imprévisible, non fiable, peu productif et peu rentable, alors que de
nombreux bien-portants plus fiables se présentent et se pressent à
l'embauche?
La paupérisation progressive, dont on sait bien
qu'elle frappe les malades mentaux, ne résulte pas d'une prétendue
discrimination, elle est la conséquence de la perte de leurs compétences
et de leurs qualifications sur le marché du travail. Tout le monde le
sait, personne ne le reconnaît. Pourquoi?
Parce que notre société ne veut admettre
aucun de ses échecs: ni dans le domaine de la
psychiatrie, dont elle tente de masquer les échecs derrière
des annonces de progrès manifestement exagérées, ni dans
le domaine social où les nombreux acquis
du siècle dernier s'effritent chaque jour par pans entiers.
En d'autres termes, certainement moins agréables que ceux des discours
officiels, disons que les maladies mentales sont une calamité naturelle
propre à l'espèce humaine, qui produit en son sein des disparités,
des handicaps et des souffrances durables, extrêmes, souvent insurmontables
par ceux qui en sont les victimes. N'en déplaise à certains, nous
devons reconnaître n'y avoir pas encore le remède adéquat.
Tant que nos sociétés n'auront pas le courage de regarder cette vérité-là en face, tant que nous n'aurons pas accepté de PAYER LE JUSTE PRIX pour compenser efficacement les disparités et les handicaps (recherche biologique enfin organisée à l'échelle mondiale, mesures sociales tenant effectivement compte des spécificités des maladies mentales et de leurs victimes), nos sociétés continueront à trouver et à désigner des boucs émissaires (la prétendue discrimination, entre autres) sur lesquels évacuer la honte que leur immobilisme et leur passivité leur inspire, et les solutions proposées ne seront que de tristes et mauvais pis-aller.
Première publication: 2 Novembre 2001 | (J.D.) | Dernière modification: 2 Novembre 2001 |