"Je ne puis fournir ici de réponse précise parce que je ne dispose pas de données spécifiques. Je ne connais pas les critères. Je suis un ministre, non un technicien."; dixit Mr Rudy Demotte, actuel ministre fédéral belge ayant la Santé dans ses attributions (et dans ses compétences?);("non-réponse" à une question de Mme la députée Nahima Lanjri demandant à connaître les conditions d'agrément par le gouvernement des "projets pilotes" de "soins psychiatriques à domicile").
(Commission "Santé Publique" de la Chambre [fédérale] des Représentants, séance de questions et réponses du 11/01/2005)
Quatre ans. En février 2005, le site MENS SANA entame sa cinquième année d'existence.
Que pourrait-il bien s'être passé en Belgique, depuis un an, qui
serait clairement en faveur des malades mentaux chroniques? Eh! Bien, si on
vous le demande, soyez rassuré, vous pourrez dire, sans crainte de vous
tromper, non seulement que vous n'en savez rien, mais aussi que cette ignorance
n'est que la conséquence et le reflet de la réalité: il
ne se passe rien, il ne s'est rien passé qui soit digne d'être
mentionné. Plus exactement, l'inertie, les carences et erreurs passées
restent de mise: ne sont à signaler que des non-événements.
Néanmoins, on ne peut pas garder le silence
sur ces non-événements, il faut les désigner clairement
pour en dénoncer l'illusion à tous ceux qui, lanternés,
en attendraient en vain des résultats concrets.
Tout d'abord cependant, saluons la parution du "Livre blanc" de la
Fédération des Associations SIMILES Francophones a.s.b.l. (parents
et amis de malades) qui était attendu depuis tant d'années qu'on
avait fini par ne plus l'espérer. Ce sont principalement les 15 témoignages
des familles belges de malades qui méritent de retenir l'attention des
lecteurs de cet opuscule et, parmi ces récits, on appréciera plus
particulièrement ceux dont on devine sans trop de peine qu'ils n'ont
pas eu besoin du truchement d'un psychologue pour s'exprimer du fond du coeur
et sans langue de bois.
De tels témoignages sont précieux pour faire toucher du doigt
par le grand public ce que sont les multiples conséquences quotidiennes
des maladies mentales chroniques pour leurs victimes, mais aussi pour leur entourage.
Pareils récits sont encore bien trop rares et isolés en francophonie
(v. d'Ailleurs); il en existe, mais leur
existence risque de rester confidentielle et à l'usage restreint de leurs
membres à l'intérieur des associations d'entraide, et c'est encore
le cas ici; ils mériteraient pourtant d'être plus largement diffusés
afin d'ébranler un peu l'indifférence générale du
grand public et, peut-être, de secouer l'indolence, voire de "stigmatiser"
les ignorances de nos politiques et de nos professionnels de la "Santé
Mentale". Voilà pourquoi nous signalons ici ce "Livre blanc".
S'il faut féliciter sans réserve pour leur courage les auteurs
de ces témoignages émouvants qui ne peuvent laisser personne indifférent,
nous devons cependant en rester là. Car la préface et le texte
introductif qui précèdent les témoignages des parents sont
loin d'être à la hauteur de ce qui est dit dans le chapitre des
"histoires vécues", et véhiculent encore toujours trop
d'idées reçues et fausses. Ce qu'on y dit de la "stabilisation"
des malades, de leur "stigmatisation", de leur "convalescence"
hypothétique qu'on y suggère en filigrane (pp. 10-11),
est plein de contradictions maladroitement maquillées. La lecture de
ces affirmations ne peut que réveiller d'insupportables réminiscences
du genre, par exemple, de ces anciens discours d'aumoniers aux armées
(apportant, en temps de guerre, la consolation et la promesse d'un au-delà
meilleur aux moribonds et aux grands mutilés). De nos jours, de
tels discours sont habituellement tenus par ces professionnels-là qui
n'ont jamais eu à vivre, jour après jour et 24 heures par jour,
avec un ou des malades mentaux et qui, sans doute bien malgré eux et
malgré leur expertise supposée, laissent quand même transparaître
qu'ils ne connaissent ni les malades, ni ce qu'ils endurent, ni ce que leur
entourage subit. Ces personnes, qui se prétendent les défenseurs
des malades mentaux, feraient mieux de réfléchir un peu à
ce qu'elles croient penser avant d'en parler, sous peine de desservir la cause
qu'elles imaginent défendre (et sous peine de se discréditer
en même temps).
A nouveau, ici tout comme dans la plupart des discours officiels qui se veulent
optimistes et rassurants en dépit d'évidences qui crèvent
les yeux, personne n'ose avouer que tous
les malades mentaux dont on parle dans cette brochure sont, définitivement,
chroniques, pratiquement aucun
d'eux ne se "remettra" vraiment (c'est pourtant le terme en apparence
"optimiste" utilisé par les rédacteurs!), même
si la sévérité de leurs signes et symptômes peut
être très diverse et diversement handicapante selon les cas.
On nous pousse délibérément à croire - et n'imaginez
surtout pas que ce serait là un détail sans importance - que "stabilisation"
de l'affection mentale (c'est un terme de "psys") et "installation
de la maladie chronique" (autre locution "psy")
sont deux processus distincts, évoluant en sens opposés ou mutuellement
exclusifs. C'est malheureusement tout à fait faux et, venant de personnes
présumées averties (?), c'est nécessairement un jeu de
mots, ce n'est qu'un (pieux?) mensonge. Etalé dans les pages
voisines de celles où se sont aussi exprimées, mais cette fois
avec une grande sincérité et beaucoup de courage, des familles
qui savent bien ce qu'il en est et qui, souvent, ont dû se faire violence
pour raconter ce qu'elles vivent et ont vécu, pareil aveuglement délibéré
de "personnes responsables" forme, avec la crue réalité
évoquée d'autre part, un contraste ne pouvant passer inaperçu.
Cette discordance ne peut qu'engendrer, pour le moins, un certain malaise chez
ce lecteur-là qui se sent concerné par les problèmes abordés
(ceci n'est qu'une litote). Tentez cependant de vous procurer ces témoignages:
ils vous instruiront!
Sur un tout autre plan cette fois, qu'espérer en fait de nouveauté
2004-2005 du côté des
politiques? Ces temps-ci, pénurie budgétaire oblige,
ils parlent beaucoup - et pas seulement en Belgique! - de contrôle et
de restriction des dépenses en matière de "soins de Santé",
tandis qu'en matière de "Santé mentale", cela fait plus
de sept ans que, chez nous, - très officiellement et à coups de
nombreuses déclarations d'intentions - ils tirent des plans sur la comète,
mais on ne voit venir que l'absence ou le contraire de ce qu'on prétend
nous promettre.
Nos représentants, députés et sénateurs, posent
au ministre de la Santé des questions à propos de la "santé
mentale" qui montrent (si besoin en était!) que, s'ils
se soucient publiquement de la politique des "soins psychiatriques"
suivie par le gouvernement, pourtant ils ne connaissent toujours pas mieux aujourd'hui
qu'hier les problèmes dont ils croient traiter. Etant, eux aussi députés
et sénateurs mais "non techniciens", probablement
pensent-ils pouvoir suivre l'exemple donné par le ministre fédéral
de la Santé lui-même, qui plane bien haut, loin au-dessus de ses
dossiers, mais, [n']étant [que] ministre, pense manifestement
qu'il peut en abandonner la connaissance (sinon la maîtrise?)
à ses "techniciens" (des professionnels de la
psychiatrie? Lesquels? v. la phrase ministérielle en épigramme).
Ainsi, en séance plénière du Sénat (09/12/2004),
au cours d'un échange "questions - réponses" de Mme
la sénatrice Mia De Schamphelaere avec le ministre de la Santé
Mr Rudy Demotte, Mme la sénatrice comparait les visions différentes
des soins psychiatriques qui, selon elle, prévaudraient en Wallonie et
en Flandre. D'après elle, "En Wallonie
l'approche psychanalytique prévaut et la préférence
est donnée à la résidence intra muros et à la
médicalisation." (sic).
En lisant cela et quoi qu'il en soit effectivement "sur le terrain",
on peut craindre que Mme la sénatrice ait été fort mal
instruite de son sujet et qu'elle en traite avec une légèreté
certaine voire une certaine imprudence; sinon elle se serait certainement doutée
que les termes qu'elle emploie - et que j'ai ici soulignés - sont tout
à fait antinomiques (n'importe quel "psy", de Flandre comme
de Wallonie, aurait pu le lui dire)
Mais encore, en séance plénière du Sénat (28/10/2004),
s'enquérant de l'arrêt annoncé des subsides en faveur des
"projets d'activation" (la remise au travail dans le "circuit
ordinaire", [sic]) des malades mentaux, la sénatrice Mme Christel
Geerts posait la question suivante (ici traduite en français),
très révélatrice:
"N'allons-nous pas ainsi à l'encontre
de la tendance observée dans la politique européenne? Presque
partout en Europe, on s'oriente en effet vers la suppression de lits psychiatriques
et on privilégie l'inclusion sociale." (souligné
par moi).
Et le ministre de répondre, ingénument en apparence: "
Il va de soi que la politique fédérale
[belge, ndlr] en matière de soins de
santé mentale suit la politique européenne.
Les futures mesures visent à l'intégration optimale du patient
psychiatrique, d'une part par le biais des circuits et réseaux de soins
mis en place et, d'autre part, par le biais d'une extension des projets pilotes
tels que les soins à domicile." (souligné
par moi).
Nos représentants se fient donc encore aux annonces grandiloquentes
et proclamations creuses, bavardages et autres "recommandations" et
"décisions" émises par des comités, commissions
et autres réunions ou tables rondes d' "experts européens"
qui ronronnent, depuis des années, qu'il faut promouvoir "l'inclusion"
sociale des malades mentaux plutôt que leur hospitalisation, sans toutefois
jamais fournir la moindre indication sur les mesures concrètes qui permettraient
d'atteindre cet objectif.
Les instances européennes se gardent d'ailleurs bien de produire aucune
statistique objectivant cette inclusion qu'elles disent privilégier (selon
le mot de Mme Geerts), si bien qu'il est impossible de juger, en connaissance
de cause, si cette politique (si on l'applique!) est un succès
ou un échec. On peut toutefois raisonnablement supposer que s'il s'agissait
d'un succès, on s'empresserait au contraire de nous en apporter les preuves,
plutôt que d'éternellement se borner à des promesses vides,
à des déclarations d'intentions et à des assertions non
étayées par des faits vérifiés.
Où est-elle donc, cette fameuse inclusion sociale? Qu'on nous la montre! Et comment la privilégie-t-on? Sans doute en y rêvant à haute voix (pour bien s'assurer que les autres vous entendent y rêver), sans toutefois se demander en quoi elle consisterait si elle était possible dans notre "société" telle qu'elle est organisée?
En réalité, la politique européenne envers les malades
mentaux chroniques eux-mêmes, elle se réduit à de lamentables
discours creux dignes tout au plus de cancres de l'enseignement fondamental,
ce ne sont que des "rapports" verbeux et filandreux constitués
de pénibles accumulations de lieux communs, qui n'honorent guère
leurs rédacteurs et qui méritent seulement d'être vite oubliés,
sans la moindre possibilité de concrétisation, au fond des tiroirs
de l'une ou l'autre administration (et, de toutes façons, il ne s'agit
jamais que de "suggestions", de "constatations" et de "recommandations"
des instances européennes qui n'ont, - heureusement ou malheureusement?
- aucune force contraignante!)
Nos représentants, nos députés et sénateurs, semblent
n'avoir pas non plus remarqué que les instances européennes, dès
les débuts de leurs "activités productrices de santé"
(sic), ont décidé de ne surtout pas se mêler du traitement
ni de la gestion des maladies mentales par les différents états
membres (v. Eurocrates,
New-Age), et sont bien résolues
à se borner à seulement discourir de "promotion
[imaginaire et purement "publicitaire" - pour ne pas dire démagogique]
de la santé" et de "prévention
[impossible] des maladies mentales", tout
en se retranchant autant que possible derrière des affirmations et rapports
plutôt psychédéliques eux-mêmes (ineptes)
de fonctionnaires de l'O.M.S. censés cautionner cette attitude.
Nos représentants [belges] élus croient donc encore aujourd'hui
(saint Basaglia, priez pour nous!), et dur comme fer semble-t-il, qu'il
est de bonne politique, tant sanitaire que budgétaire, de supprimer des
"lits psychiatriques", et ce n'est manifestement pas le ministre fédéral
belge de la santé qui irait les contredire, lui qui cherche désespérément
à faire des économies par n'importe quel moyen (sans doute
ses "techniciens" lui ont-ils dit que cette suppression de lits était
un bon moyen de faire des économies, et de surcroît bien commode
pour paraître améliorer les statistiques d'hospitalisations, ce
qui ne témoigne que très médiocrement en faveur [?] de
leur expertise, de leurs connaissances et de leurs compétences "techniques"
- tant en bonne comptabilité qu'en psychiatrie?)
Pourtant, dans un grand pays voisin - la France, pour ne pas la citer - , des
responsables d'établissements psychiatriques et d'éminents psychiatres
ont, récemment encore, poussé un cri d'alarme face aux graves
conséquences de cette politique irréfléchie et irresponsable
de désinstitutionnalisation sans contrepartie réelle
des malades mentaux chroniques.
Citons l'un d'eux: "On ne peut pas fermer
un lit sans se demander où va aller le patient. L'extra-hospitalier n'a
pas été suffisamment déployé."
(v. infirmiers.com).
En Belgique non plus, "l'extra-hospitalier" n'a pas été
suffisamment développé: on en a subordonné la création
à une réduction des capacités hospitalières psychiatriques
qui, sur base de calculs arbitraires et fantaisistes, étaient décrétées
excédentaires (et comme, en régions francophones, pareils
excédents en "lits psychiatriques" n'existaient pas, il n'est
pas difficile de deviner la suite!)
Mais ce qui est plus frappant et plus difficile encore à admettre, c'est
que nos représentants élus ne témoignent d'aucun besoin
de poser cette question pourtant évidente et élémentaire:
quand on ferme un lit, où va aller le patient?
C'est en tous cas une question que les proches de malades, eux,
n'arrêtent pas de poser et à quoi, le plus souvent, ils n'obtiennent
pas, ni de personne, la moindre réponse utile, pour
la raison bien simple qu'il n'y en a pas. C'est peut-être
ce dernier constat qui dissuade nos élus de poser les bonnes questions
au ministre: évitons d'aborder les questions qui fâchent!
(D'autres explications plausibles peuvent encore être avancées,
mais elles mettent alors en cause d'autres responsabilités, sans doute
plus fondamentales. J'y reviendrai plus loin.)
Ces "futures mesures visant
à l'intégration optimale du patient psychiatrique [...]",
auxquelles le ministre faisait allusion et qui ne sont encore que "futures"
(!!), qu'en est-il en réalité? Il paraît, d'après
le ministre (28/10/2004, vide supra), que l'intégration
sera obtenue "[...] par le biais des circuits et réseaux
de soins mis en place [...]". (souligné
par moi.)
Toutefois, un mois plus tard, à nouveau en séance plénière
de notre sénat [fédéral] (09/12/2004),
Mme la sénatrice Mia De Schamphelaere disait avoir été
mise au courant de la création d'une "cellule Soins de Santé
mentale" chargée de "formuler des propositions
pour la mise en oeuvre des concepts de circuits de soins
et réseaux de soins en santé mentale" (souligné
par moi). Mme la sénatrice posait deux questions au ministre:
- Quand cette cellule commencera-t-elle son travail?
- Pour quand attend-on une première évaluation?
Cette "cellule Soins de Santé mentale", baptisée "task
force", voilà ce que le ministre en dit à Mme la sénatrice:
"Lors de la réunion de la conférence
interministérielle du 6 décembre 2004, il a été
décidé que la task force "soins de santé mentale"
commencerait ses travaux au début
de 2005." (souligné par moi.)
Pour ce qui est de la question de "l'évaluation", cette évaluation
est celle du projet pilote sur "les circuits et réseaux
de soins", projet dont le ministre précise bien qu'il
n'a "pas encore commencé".
Le ministre affirme que "l'appel et le choix des projets
sont prévus pour le premier semestre 2005 [...]", et
qu'ils "pourront commencer au plus tôt
au deuxième semestre de 2005." (souligné
par moi.)
Rappelons quand même que "le nouveau concept de soins
de santé mentale" était déjà
évoqué dans une "réforme" projetée et
annoncée en juin 1998 (par Mme
Magda De Galan, alors ministre de la Santé), et que cette fameuse "task
force" pour la santé mentale était créée à
l'été 2002 (v. Entre
les Lignes).
Conclusion définitivement provisoire de tout cela: sutout, ne nous hâtons
que lentement (d'un train de ministre plutôt que de sénateur),
il n'y a pas le feu au lac! Ou encore, pour ceux qui croiraient toujours au
slogan "demain, on rase gratis!", surtout quand il est exprimé
par un (ou plusieurs) ministre(s successifs), ils
devraient prévoir que s'ils s'obstinent à y croire, ils risquent
fort, un jour sans doute pas trop lointain et entre autres mésaventures
peut-être plus désagréables encore, de se prendre méchamment
les pieds dans la barbe qu'ils ne se sont pas vue pousser...
Faisons le point: les "circuits
et réseaux de soins psychiatriques" ont été
beaucoup évoqués chez nous, à partir de la deuxième
moitié des années 1990, par quelques psychiatres et soignants
s'affichant "progressistes", s'inspirant d'expériences, limitées
dans le temps et géographiquement, qui étaient menées dans
d'autres pays que le notre (Royaume Uni, Canada anglophone, etc.). En Belgique,
ces initiatives étrangères ont été racontées
(et plus ou moins enjolivées) lors de conférences d'information,
et les familles de malades en ont retiré des espoirs suffisamment forts
pour que les échos en parviennent aux oreilles de nos propres "experts",
puis des politiques. Mais aucune personne "motivée" et ayant
une parcelle d'autorité (et de compétence) ne semble
y avoir vraiment réfléchi après avoir été
voir sur place ce qui se faisait (ou ne se faisait pas!) déjà
ailleurs (si certains s'y sont peut-être efforcés, ils ne semblent
pas avoir été entendus ni même écoutés - donc
on ne les connaît pas). D'autre part, on sait fort bien qu'au moins
en matière de psychiatrie, il y a, le plus souvent, une immense distance
entre ce que les "études" et rapports dits "scientifiques"
destinés aux politiques prétendent qu'on fait et ce qu'il en est
réellement, pratiquement, "sur le terrain".
Les expériences étrangères étaient des initiatives
d'origines diverses (privées), elles partaient "du terrain"
(de professionnels très motivés et parfois même bénévoles).
Contrairement à ce qu'aujourd'hui on veut nous faire croire, ces "circuits
et réseaux de soins" n'avaient aucunement pour objectif
premier "l'intégration optimale du patient
psychiatrique" dans la "société active".
Ces initiatives visaient d'abord à limiter autant que possible la fréquence et la durée des hospitalisations et ré-hospitalisations des patients, en urgence et dans le désordre des places disponibles, lors des "récidives" toujours individuellement peu prévisibles de leur affection. En tentant d'assurer, par une surveillance continue et pour chaque malade à domicile (dans sa famille ou en appartement extérieur) un suivi correct des soins grâce à de petites équipes itinérantes de soignants effectuant des tournées (les circuits) régulières allant au devant des patients sans attendre qu'ils en fassent la demande eux-mêmes (l' "assertive outreach"), on espérait aussi réduire les "rechutes" et les fugues conduisant nécessairement à l'interruption du traitement et à l'aggravation consécutive inéluctable de l'affection. Les institutions hospitalières psychiatriques existantes et ces équipes itinérantes devaient se tenir mutuellement informées en permanence (les réseaux) de l'état présent des patients pour coopérer et afin d'éviter, tant les ruptures de traitement que la recherche, dans la précipitation, de lieux d'accueil qui s'avèreraient par la suite peu appropriés aux particularités de chaque cas.
Il n'était toutefois aucunement question de tentatives de réintégration dans le "circuit normal du travail". Il paraissait évident que cette "réinsertion" serait éventuellement obtenue de surcroît, par la suite et sans doute bien plus tard, dans la mesure où une "resocialisation" se ferait progressivement, grâce à l'évitement des "rechutes" et des hospitalisations, c'est-à-dire grâce à une "stabilisation" véritablement consolidée (c-à-d. durable!) obtenue et maintenue en dehors des hôpitaux.
Chez nous en Belgique, les professionnels de la psychiatrie et de la "Santé
Mentale" n'avaient pas, en 1990-1998 la moindre expérience vécue
de ce type de gestion des malades mentaux chroniques, et je crains qu'ils ne
l'aient pas acquise depuis 1998-1999, malgré que nous soyons aujourd'hui
en 2005. Rien de fonctionnel n'existait alors dans le domaine de l' "assertive
outreach" et, pratiquement rien n'existe aujourd'hui encore. Il n'y
a, dans notre pays, aucune expérience pratique ni aucune tradition (ni
"psychiatrique" ni "administrative") sur lesquelles
se baser: il faut "innover" (tâche oh! combien difficile
tant pour une administration que pour nos psychiatres!)
Il est donc fort peu vraisemblable que les psychiatres belges auraient pu utilement
conseiller les "techniciens" du ministère de la Santé
au cas où on le leur aurait demandé. Par conséquent, et
comme c'est souvent le cas, ces "techniciens", en bons fonctionnaires
de l'administration, n'ont pu élaborer leurs propres organigrammes et
directives qu'en suivant leur inspiration "personnelle" et en se basant
principalement sur les "contraintes budgétaires" imposées
par leur ministre et que, cette fois, on peut du moins le supposer, en bon
gestionnaire sinon en technicien, le ministre doit parfaitement connaître.
Il faut bien admettre qu'on tente la quadrature du cercle: le ministère
"de la Santé" ne dispose que d'une "enveloppe budgétaire"
limitée et inextensible, et ne peut accorder son soutien financier qu'à
une partie seulement des projets "pilotes" qui se disputent son "agrément".
Puisqu'il s'agit de projets "pilotes", c'est-à-dire innovants,
c'est-à-dire n'ayant, chez nous du moins, pas d'antécédents
qui attesteraient de leur efficacité thérapeutique et sociale,
le ministère ne peut fixer son choix de projets et "accorder son
agrément" que sur base d'évaluations approximatives "d'efficacité"
et de coûts (et les "critères" inconnus du ministre?)
qui ne sont, par essence, jamais disponibles que rétrospectivement.
Or, même des "projets pilotes", aussi limités soient-ils,
ne peuvent être "démarrés" et mis en oeuvre en
l'absence de moyens financiers dont l'importance dépasse généralement
les capacités de leurs initiateurs, à moins d'être prématurément
interrompus.
Mais même la courte durée - en général un an, parfois
un peu plus, peut-être - qu'on leur accorde pour faire leurs preuves est
très insuffisante pour que ces "projets pilotes" puissent démontrer
leur utilité de façon incontestable aux "experts" (?)
qui seront chargés de les évaluer (sur base de critères
que le ministre est incapable de nommer!).
On comprendra aussi que, de leur côté, les initiateurs de projets
pilotes soient, d'avance, convaincus des effets bénéfiques de
leurs efforts (pourquoi sinon les entreprendraient-ils?), qu'ils les voient
et veuillent les présenter sous un jour peut-être plus flatteur
que l'objectivité ne le voudrait. Ils peuvent en tous cas s'imaginer,
à tort comme à raison, que si leurs projets étaient prolongés
dans le temps, leur efficacité deviendrait évidente. Qui pourrait
les blâmer de nourrir cet espoir, voire de se bercer d'illusions? Qu'ont-ils
d'autre à "se mettre sous la dent"?
On risque donc, presque à coup sûr, de s'embourber dans des situations
figées, où acteurs de terrain d'un côté, et responsables
politiques et administration de l'autre, attendront, chacun de son côté,
que leur interlocuteur fasse le premier pas dont il ne possède (ou
ne se donne) en réalité pas les moyens. En attendant, beaucoup
de discours auront été prononcés, que ce soit à
l'une ou l'autre tribune ou dans les associations, et les uns comme les autres
continueront de faire croire et de se persuader eux-mêmes que ces discours
sont synonymes d'action. Les choses en sont là depuis les années
1990 et, à moins d'une véritable prise de conscience et d'un vigoureux
sursaut du monde associatif, il n'y a guère de raisons pour que la situation
des malades mentaux chroniques s'améliore sensiblement.
Dans un fort intéressant article "point de vue" publié
dans le quotidien français "Le Monde" en date du 10/01/05,
deux psychiatres français bien connus posaient la question: "Pourquoi
laisser perdurer la confusion entre psychologie et maladie, au point d'ignorer
la réalité de la maladie psychiatrique?"
Ils disaient aussi:"A l'évidence, les
psychiatres n'ont pas su mener le travail d'information nécessaire
pour que la maladie psychiatrique soit appréhendée comme autre
chose qu'un indice d'une trop forte pression sociale sur l'individu.",
(souligné par moi),et
"Chacun doit avoir l'humilité de le
reconnaître: médicaments et psychothérapies traitent les
symptômes des maladies psychiatriques, et non leurs mécanismes.
Beaucoup de progrès restent à faire pour mieux appréhender
les causes et mécanismes des affections psychiatriques. Cela nécessite
un investissement fort dans les programmes de recherche.",
et enfin:
"[Il est] étonnant de voir notre société
s'émouvoir d'un manque de sécurité,
[tout] en mettant à la rue
des colonies de malades qui ne demanderaient qu'un lieu de vie suppléant
leur manque d'autonomie."
Pour finir, j'ajouterai à cela qu'il est fort fréquent d'encore
rencontrer chez nous des psychiatres qui s'offusquent, voire se considèrent
injuriés quand on affirme devant eux que les maladies mentales telles
que la schizophrénie, les troubles bipolaires ou la dépression
psychiatrique sont des affections chroniques que les médecins ne savent
pas encore comment guérir. Ils sont encore toujours nombreux à
parler de "stabilisation"
en laissant croire que ce mot est synonyme de "rémission",
voire de "guérison".
Peut-être même un certain nombre d'entre eux en sont-ils arrivés
à se persuader eux-mêmes de ce non-sens. Se sentiraient-ils coupables
de leur impuissance et voudraient-ils la dissimuler? Si c'est le cas, ils ont
doublement tort.
En premier lieu, ils ont tort de penser qu'il serait honteux d'être ignorant
des choses qu'on ne peut encore connaître parce que personne aujourd'hui
n'en a les moyens. En second lieu, ils ont tort de ne pas expliquer honnêtement
aux profanes et aux politiques les limites de leur savoir, car ce silence a
pour conséquence que les politiques ne peuvent,
aujourd'hui, pas prendre les bonnes décisions en matière de "santé
mentale".
Le terme de "stabilisation"
fournit un excellent exemple de quiproquo délibéré de la
part de nos psychiatres. Je reprendrai ici une comparaison qui n'est qu'approchée
et un peu galvaudée, mais elle présente l'avantage d'être
généralement bien comprise de tout le monde.
Nous savons tous que le diabète est une affection chronique
que la médecine n'est pas encore capable de guérir.
Mais on la soigne, principalement
au moyen d'injections d'insuline. Personne (ni aucun médecin) ne trouve
injurieux de dire que cette affection est chronique, ni qu'on ne peut que la
soigner, pas la guérir (du moins, pas encore).
Quand le traitement insulinique adéquat (celui qui maintient le taux
de sucre sanguin dans les limites physiologiques) est trouvé pour
un patient diabétique donné, on dit que son diabète est
"stabilisé". Cela
ne signifie nullement que son diabète serait guéri, mais seulement
que, dans la mesure où le patient continue son traitement, il pourra
mener une vie très proche de la normale. Il devra néanmoins veiller
à surveiller ses activités physiques et son régime alimentaire,
et il devra, le cas échéant - en cas d'accroc - , adapter les
doses d'insuline selon les besoins du moment.
Les accrocs que doit éviter le diabétique, on les connaît
bien. Ce sont, par exemple, l'activité physique trop intense consommatrice
avide d'énergie ou, à l'opposé, les repas trop riches en
hydrates de carbone (les sucres). Ils risquent, si les doses d'insuline
ne sont pas adaptées en proportion, de "déstabiliser"
(déséquilibrer) le diabète. Le diabétique
en est prévenu, il sait, il a toute sa tête et il surveille sa
glycémie, son régime, ses activités et dépenses
physiques. Sauf accident imprévu, il parvient à rester "stabilisé".
Les malades psychotiques chroniques dont on dit qu'ils sont "stabilisés"
sont ceux dont le traitement médicamenteux a atténué tout
ou partie des signes et symptômes manifestes de son affection suffisamment
pour donner à l'entourage l'impression que sa maladie s'est en quelque
sorte "endormie" et n'évoluerait plus ou ne fluctuerait plus.
Cela ne signifie aucunement l'absence de l'affection. Comme pour une plaie douloureuse,
on est parvenu à supprimer la douleur, au moins temporairement, ce qui
ne signifie pas que la plaie serait cicatrisée.
Pourtant, certaines structures d'hébergement de malades de notre pays
annoncent encore toujours, dans leur "publicité", que: "La
M.S.P. (maison de soins psychiatriques - ndlr) accueille
des personnes souffrant de troubles psychiques stabilisés de longue
durée (sic) et donc
ne nécessitant pas d'hospitalisation", et on exclut
de "l'approche" la "prise en charge du personnel d'encadrement..."
(sic). (v. La
Cambre). Voilà qui est pour le moins équivoque quant
au sens donné à la "stabilisation",
puisqu'on suggère ainsi, très clairement, qu'il s'agirait de
"guérison, avec séquelles possibles mais susceptibles d'être
surmontées sans prise en charge". A nouveau, ces "professionnels"
semblent continuer d'ignorer délibérément l'anosognosie
d'une proportion élevée de patients.
Les traitements, qu'ils soient médicamenteux ou "psychologiques",
n'ont, bien souvent, sur les manifestations des maladies mentales psychotiques
chroniques, que des effets partiels. De plus, comme le disent les quelques (mais
bien trop rares) psychiatres français cités plus haut, médicaments
et psychothérapies traitent les symptômes des maladies psychiatriques
et non leurs mécanismes.
A la différence des malades diabétiques, les malades psychiatriques
n'ont pas "toute leur tête" - pourquoi faut-il toujours
le rappeler? Ils ne peuvent pas être prévenus des
effets de leur affection. Même si les autres, autour d'eux, les harcèlent,
inutilement, pour les leur rappeler, ils ne s'en souviennent pas.
Ils ne peuvent donc pas se surveiller comme les diabétiques surveillent
leur régime. Ils ne peuvent pas prévoir les situations qu'ils
devraient éviter, à la manière des diabétiques qui
se prémunissent contre les dépenses physiques excessives et évitent
les repas trop riches.
Si on sait que, chez les diabétiques, il faut
éviter les écarts de la glycémie hors des limites normales
(la "déstabilisation"),
on connaît aussi fort bien les facteurs qui favorisent et entraînent
à coup sûr cette déstabilisation.
Par contre, les facteurs toujours inconnus
aujourd'hui de "déstabilisation"
des malades psychiatriques ne sont, eux, jamais qu'hypothétiques,
ils ne sont jamais que suspectés rétrospectivement, et seulement
sur base des croyances et superstitions personnelles tant des "psys"
et autres "professionnels" que de l'entourage même des malades,
qui emploient, sans y prêter d'attention particulière, un mot passe-partout
qui expliquerait tout: le stress. C'est dire qu'à
moins de faire appel à des médiums (et encore faudrait-il
alors y croire soi-même!), le maintien de
la "stabilisation" ou la
survenue de la "déstabilisation"
ne sont, pour un malade psychiatrique, jamais prévisibles avec la moindre
certitude.
Il semblerait que, bien qu'en 2005, une majorité de nos "psys"
n'aient pas encore compris qu'ils doivent expliquer au grand public (les profanes)
et aux politiques qui s'inspirent des discours "psy", longuement et
avec force, qu'ils ne sont ni des médiums, ni des voyantes extra-lucides,
ni des êtres doués de prescience, et qu'il ne faut donc pas leur
prêter ces rôles, quelque tentation qu'on puisse en avoir.
Cette indispensable remise à l'heure des pendules psychiatriques entraînerait
peut-être les nécessaires révisions de la politique de la
gestion de la "Santé mentale" dans notre pays.
Première publication: 14 Février 2005 | (J.D.) | Dernière modification: 14 Février 2005 |