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OBLIGATIONS et DROITS CONFLICTUELS

Les notions et principes défendus par les juristes, et qui ont trait aux droits permanents, inaliénables et imprescriptibles de la personne (l'autonomie, la liberté, le libre choix, etc.) semblent parfois entrer en conflit avec les droits à long terme (mettant en jeu l'avenir) de cette personne.

Tous, nous savons que la société - soit tous les citoyens - s'impose à elle-même, c'est-à-dire pour et envers ses membres, individuellement et dans leur ensemble, le devoir de se porter mutuellement secours et assistance en cas de danger. Nous savons que le non respect de cette obligation peut être passible de poursuites judiciaires (ceci vaut même lorsque la personne à secourir s'est, elle-même, mise volontairement en danger, lors d'une tentative de suicide, par exemple).

Tous, nous approuvons que notre société, démocratique et sociale, accorde, à chaque citoyen indistinctement, le droit aux soins médicaux pour obtenir, dans un délai aussi bref que possible, la guérison ou le soulagement d'une maladie ou d'une infirmité. Ce droit aux soins pour chacun, il implique nécessairement pour la société le devoir de rendre l'exercice de ce droit accessible à chacun. Droits et devoirs sont donc les deux faces obligées "d'une seule et même pièce de monnaie".

Notre société est même plus exigeante quant aux devoirs qu'elle se fixe. S'instituant gardienne de la Santé Publique, elle impose aux administrations publiques, mais aussi à la plupart des entreprises privées, l'obligation de contrôler le bon état de santé de leurs ouvriers, employés et salariés, et ceux-ci doivent, s'ils veulent conserver leur poste ou leur emploi, se soumettre à ces contrôles et, le cas échéant, ils doivent se soigner et se faire soigner.

Nous ne pouvons ignorer que les "soins de santé" consistent parfois en de longues hospitalisations, en une longue immobilisation forcée et en des traitements médicaux fort contraignants et pénibles. Cependant, la très grande majorité des citoyens étant composée de personnes de bon sens, raisonnables (accessibles au raisonnement), ils comprennent la nécessité des astreintes pénibles qu'ils doivent parfois subir pour conserver, préserver ou recouvrer la santé momentanément compromise ou perdue, et ils s'y soumettent généralement avec assez de bonne volonté et de patience, car ils savent que ces contraintes ne visent qu'à protéger leur bien-être et leurs intérêts à court et à long termes. Ils savent que ces obligations, si elles semblent parfois restreindre temporairement leurs libertés dans l'instant présent, sont cependant nécessaires pour assurer la continuité du plein usage de ces libertés à l'avenir.

Remarquons ici qu'à notre connaissance, aucun mouvement revendiquant de militer pour la défense des Droits de l'Homme ne s'est jusqu'à présent mobilisé pour dénoncer ces restrictions en les présentant comme des atteintes inacceptables aux libertés et droits fondamentaux (et si certaines sectes refusent les soins, ces refus ne se basent que sur des croyances et convictions "religieuses" niant nos connaissances scientifiques bien établies en biologie et en médecine).

L'évidence suivante est souvent oubliée, même par nombre de ceux qui font métier de parler abondamment de "santé mentale". C'est pourtant une tautologie. Les malades mentaux psychotiques ne sont pas de bon sens, ils ne sont pas raisonnables, c'est-à-dire qu'ils ne sont généralement pas accessibles au raisonnement.

Nombreux sont ceux qui oublient cette caractéristique particulière, cette déraison, qui oublient qu'elle n'est que la manifestation visible ultime, la conséquence involontaire d'une altération cérébrale, et qui oublient aussi qu'elle ne peut se corriger par la parole, puisque c'est précisément l'appareillage cérébral permettant d'entendre (comprendre) cette parole qui est en panne.

Ces oublis étonnants, bien plus répandus qu'on ne pourrait le croire, résultent et sont encouragés par une conception viciée du respect des Droits de l'Homme et de la personne humaine que les malades mentaux n'ont évidemment pas cessé d'être. Cette conception superficielle et irréfléchie peut se résumer en une phrase, recommandation souvent énoncée, souvent entendue, pleine de fausse bienveillance et de sollicitude paternaliste: "il faut traiter les malades mentaux comme toutes les autres personnes, il ne faut pas les considérer comme des personnes anormales", ("anormales" et "normales" ayant abusivement pris, dans l'usage familier et courant, une signification de jugement de valeur).

La volonté de mettre en oeuvre, mais surtout d'afficher, ce faux "respect de la personne humaine", finit par amener certains à réellement oublier jusqu'à les méconnaître la "déraison" des malades psychotiques et son origine cérébrale. Elle conduit à se comporter avec ces malades - et parfois en leur nom - comme s'il s'agissait de personnes en parfait état de santé ("normales"), c'est-à-dire sans tenir aucun compte des particularités que leur affection leur impose, en refusant de voir les handicaps que cette affection leur inflige, par exemple en s'obstinant à interpréter toutes leurs actions et leurs propos, quelqu'illogiques ou inappropriés qu'ils soient, comme s'ils venaient de personnes parfaitement sensées.

Les psychoses empêchent les malades mentaux de prendre conscience de leur "maladie", car elles les privent de leur jugement et de leurs capacités d'autocritique. Ils sont convaincus que les problèmes auxquels ils se heurtent sont le fait des autres et du monde qui les entoure, qu'ils n'y sont eux-mêmes pour rien. Ce qu'on résume souvent en leur attribuant, de manière expéditive, cette phrase à l'emporte-pièce: je ne suis pas fou, ce sont les autres qui le sont.
Les psychotiques chroniques ont donc, entre autres multiples déficits possibles, des capacités diminuées de raisonnement et de jugement. Ces déficits peuvent les amener, de manière ou dans des circonstances souvent imprévisibles, à se mettre dans des situations dangereuses pour leur propre intégrité physique, ou à ne pas savoir les éviter; ils peuvent aussi créer ou occasionner, sans en avoir conscience, des situations dangereuses pour autrui et les biens d'autrui. Ce sont autant de raisons qui amènent forcément la société à se préoccuper des malades mentaux chroniques pour les "soigner", les protéger et leur éviter les accidents dûs à leurs inconséquences involontaires (et non, comme certains tentent de le faire croire, parce que la société voudrait elle-même s'en protéger et s'en débarrasser).

Cependant, compte tenu des caractéristiques très particulières de leurs affections qu'on vient d'évoquer, n'étant pas conscients de leur "maladie" et n'étant pas non plus raisonnables (accessibles au raisonnement), comment les malades mentaux psychotiques chroniques pourraient-ils accepter la nécessité de se faire soigner, pourquoi consentiraient-ils à des traitements psychiatriques (médicaux) contraignants dont ils sont incapables de voir la justification? Comment et pourquoi s'y soumettraient-ils spontanément, de leur propre initiative?
Il n'est donc pas étonnant que la société ait prévu de pouvoir contraindre ces personnes à l'hospitalisation pour "mise en observation".

Seulement, voilà: à la différence de la majorité des citoyens raisonnables et en bonne santé évoqués plus haut, qui acceptent sans protester les examens médicaux qui leur sont imposés (par la législation du travail, mais aussi par l'Hygiène, l'Inspection scolaire, etc.), et qui acceptent les traitements médicaux qui éventuellement s'ensuivent, parce qu'ils en comprennent la nécessité et l'utilité, les malades mentaux psychotiques ne peuvent comprendre et, bien souvent, refusent les traitements, et eux, ils protestent contre les contraintes qui, cette fois, doivent leur être imposées par la force.

Oubliant délibérément tout ce qui vient d'être rappelé, de "bonnes âmes compatissantes" et des mouvements de "défense des Droits et des Libertés" se mobilisent alors et prêtent une oreille complaisante à ces protestations, et s'érigent en défenseurs de la liberté de ces malades de refuser l'hospitalisation et de refuser les traitements.
Pourtant, restent-ils cohérents avec eux-mêmes en adoptant pareille attitude?
Ainsi, les entend-on prendre parti, au nom des libertés individuelles, pour le droit au suicide des dépressifs? Proposent-ils de laisser à des jeunes gens momentanément désespérés la liberté de se défenestrer ou de se jeter sous un train, se portent-ils volontaires et insistent-ils, badauds sadiques ou morbides, pour assister (et applaudir, peut-être!) à ce spectacle sans même ébaucher la moindre tentative d'opposition à l'acte de désespoir? (quelque chose de comparable se faisait, du temps de la guillotine, peut-être cela leur manque-t-il aujourd'hui que la peine de mort est abolie en Belgique, mais ils n'osent sans doute pas l'avouer?)

Si le suicide, le "suicide assisté" et l'euthanasie sont, de nos jours, parfois considérés comme des droits (mais pas par tous!), on ne les concède pourtant qu'avec la plus grande répugnance, dans des cas très particuliers de fin de vie, quand les moyens de la médecine actuellement disponibles ne laissent plus entrevoir aucune perspective de vie digne de ce nom, et on ne s'y résout qu'après une longue réflexion consacrée à en "peser le pour et le contre".
Les "défenseurs des Libertés et des Droits de l'Homme" croient-ils donc que leur maladie laisse aux malades mentaux psychotiques chroniques la capacité de procéder au libre choix réfléchi d'accepter ou de refuser l'hospitalisation? Qu'ils ont la capacité, malgré leur affection et en toute sérénité et liberté, de "peser le pour et le contre" d'un traitement médical et de l'abstention de traitement? Ces défenseurs des libertés veulent-ils laisser au malade délirant ou halluciné ce qu'ils ont eux-mêmes l'inconscience d'appeler "la liberté" de se précipiter du haut d'une tour, pour [lui] demander ensuite [à ses restes sur le pavé] si, tout compte fait, il n'aurait pas préféré "choisir" qu'on l'empêche de sauter?

Certains champions des libertés individuelles admettent pourtant (à contrecoeur) qu'on soit parfois forcé d'hospitaliser les malades mentaux psychotiques chroniques contre leur gré (cette éventualité est prévue par des lois). Cependant, comme la loi ne prévoit pas explicitement que l'hospitalisation s'assortisse d'un traitement obligatoire, ces défenseurs des libertés ont pu imaginer que les malades hospitalisés sous contrainte conservent malgré tout le droit de refuser le traitement. Ceci conduit à des situations paradoxales où les psychiatres sont amenés à devoir choisir entre des solutions contradictoires dont aucune n'est acceptable par un médecin. Le projet de loi de Mme Aelvoet sur "les droits du patient" ne peut qu'accentuer encore le paradoxe.

Le médecin qu'est, en principe, le psychiatre, a pour obligation, pour premier devoir celui de soigner au mieux ("selon les dernières données de la science médicale") le patient qui lui est confié ou qui s'est confié à lui. C'est ce que lui imposent, non seulement sa conscience, mais aussi le serment d'Hippocrate qu'il a prêté au moment de recevoir le diplôme consacrant l'aboutissement de ses études de médecine.

Mais, si le médecin impose un traitement au malade qui, incapable de jugement, le refuse, il enfreint la loi (Aelvoet) qui lui interdit d'aller contre la volonté de son patient.
Si, au contraire, il s'abstient de traiter pour respecter la volonté de son patient, il renonce à la mission qui est son devoir et sa raison d'être: soigner pour soulager et guérir, au mieux des intérêts de son patient (qui sont ici de recouvrer le plus possible d'autonomie, définitivement et dans les délais les plus courts possibles); les proches de son patient pourraient légitimement engager des poursuites contre ce médecin, par exemple pour non assistance à personne en danger. Sans parler de la très probable et très justifiée procédure disciplinaire par les instances de l'Ordre des Médecins...
Ce psychiatre se trouve donc devant un dilemme apparemment insoluble provenant d'un paradoxe: le droit, pour le patient, de refuser le traitement (ce que le projet de loi Aelvoet, très remarquablement, ose appeler le "droit au consentement") qui s'oppose à l'obligation faite à tout médecin de traiter au mieux des intérêts véritables de son patient et selon ce que lui dictent ses connaissances et sa conscience.

Ce paradoxe est aussi à la source d'un argument dont s'emparent, en apparence à juste titre, les défenseurs des libertés des malades mentaux: si l'on admet la nécessité d'une hospitalisation sous contrainte des malades mentaux, mais qu'aussitôt on reconnaît à ces malades le droit de refuser les traitements, quelle différence peut-on faire désormais entre cette prétendue "hospitalisation" dont les soins sont absents, et un enfermement carcéral? L'hospitalisation forcée des malades mentaux se limite alors à la simple privation de liberté, elle devient leur emprisonnement, la sanction d'une faute imaginaire dont ils sont pourtant innocents. N'a-t-on pas raison de dénoncer cela?

Les juristes, les psychiatres experts-conseils qui les guident et les politiques et législateurs qui s'inspirent de leurs avis devraient savoir que les paradoxes n'ont jamais d'existence dans la réalité. Ils prennent naissance dans l'esprit de ceux qui s'y heurtent et résultent toujours d'une erreur qui s'est glissée dans leur raisonnement. Pourquoi ces malades, si on admet qu'ils sont incapables de reconnaître la nécessité de se faire hospitaliser (on postule bien cette incapacité, puisque c'est par elle qu'on justifie la contrainte!) seraient-ils par contre capables de choisir d'accepter ou de refuser le traitement? L'incapacité disparaîtrait-elle, comme par enchantement, les portes de l'hôpital à peine refermées sur le malade?

L'incapacité (c'est le terme employé par les lois) des malades mentaux psychotiques chroniques porte sur la capacité de choix, c'est-à-dire aussi bien sur le refus que sur le consentement au traitement. On oublie que c'est la maladie mentale qui, la première, prive le malade de sa liberté de choix, pas la loi.
Toute loi de protection des malades mentaux "incapables" devrait, explicitement, comporter l'obligation du traitement destiné à restaurer, le plus rapidement possible, cette liberté. Cette mention, qui fait actuellement défaut dans la loi, aiderait les malades à recevoir les soins adéquats qu'aujourd'hui encore, devant leur refus, on hésite parfois à leur donner, et elle découragerait les amateurs de paradoxes vénéneux.

Les psychiatres devraient aussi expliquer aux proches des patients et aux défenseurs de leurs libertés que l'adéquation des traitements à chaque cas et le soulagement de la maladie qu'on en espère ne sont jamais, ni exactement prévisibles dès le départ, ni rapidement acquis (rarement immédiats).
Ils devraient faire comprendre à tous que les échecs d'une première tentative thérapeutique, s'ils prolongent la durée de l'hospitalisation, imposent aussi d'autres essais médicamenteux peut-être longs. Si on en retire alors parfois l'impression d'une incarcération injustifiée, cela ne vaut-il pas mieux que de refuser les traitements, de ne rien tenter, ce qui signifierait renoncer définitivement à toute amélioration possible, reviendrait à prononcer une sentence d'enfermement à durée illimitée? Sous prétexte de "liberté" de refus du traitement, ne serait-ce pas refuser le droit à l'espoir?

(Les lois belges sur l'hospitalisation sous contrainte et sur les soins psychiatriques imposés malgré le refus des malades [mentaux] d'y consentir présentent quelques différences d'avec les lois françaises correspondantes. Elles partagent cependant assez de points communs pour poser, dans leur application et leurs conséquences, des problèmes d'éthique fort comparables dans les deux pays. C'est pourquoi je renvoie ici (www.espace-ethique.org) au texte d'une réflexion éthique fort instructive menée en France, datant déjà de 1999. Parmi d'autres, une des conclusions en était que "Il revient aux professionnels impliqués dans ce champ de la médecine, d'expliciter leurs positions et de solliciter, si nécessaire, un débat ouvert qui permette d'assurer de réels droits aux personnes soumises aux contraintes d'une hospitalisation non consentie."
Il me semble que nos professionnels belges pourraient utilement s'inspirer de cette suggestion. A ma connaissance (mais je serais heureux qu'on me détrompe!), pareil débat ouvert n'a, jusqu'à présent, pas eu lieu chez nous.)

(Je remercie le lecteur du site mens-sana.be , un père de malade belge, qui a pris l'heureuse initiative d'attirer mon attention sur le texte en question. Il conserve l'anonymat, mais, s'il lit ceci, il se reconnaîtra.)


Les 5, 6 et 7 juin 2003 se sont tenus, à Montpellier (France), les "États Généraux de la Psychiatrie". On peut en trouver extraite (à http://www.serpsy.org/montpellier/DDH.htm) une proclamation, sorte de charte des droits des malades mentaux et des obligations de "la psychiatrie" envers ces malades. Nous renvoyons à ce texte pour déplorer tout particulièrement l'omission - qui ne peut être que délibérée - qui y est faite de l'absence de conscience (l'anosognosie) de la maladie chez une proportion importante des malades. On évacue à nouveau un aspect très important de l'accès urgent aux soins, et les problèmes soulevés par l'application des lois sur la protection des malades mentaux incapables sont, eux aussi, passés sous silence. On se borne à proclamer haut et fort que "Nul ne peut être soigné en psychiatrie contre son gré", et on se drape ainsi dans la vertu que semble conférer le respect ostentatoire mais irréfléchi des grands principes abstraits. L'éthique y trouve-t-elle vraiment son compte?


Portant le titre "Liberté et obligation de soins", on pouvait trouver, sur le site web de l'espace éthique des Hôpitaux de Paris (ex://www.espace-ethique.org), un article signé du Dr Yann Hodé, psychiatre au Centre Hospitalier de Rouffach (68). Le Dr Hodé me semble s'y distinguer courageusement de nombre de ses confrères français en s'interdisant d'éluder l'apparent dilemme constitué par l'obligation de soins - qui s'impose à tout médecin - et la prétendue "liberté" laissée à la personne malade mentale qui paraît refuser ces soins. Saluons l'analyse dépassionnée, objective de cet épineux problème par le Dr Hodé, et espérons qu'elle fasse évoluer les opinions au sein des professionnels de la "santé mentale".


Première publication: 20 Décembre 2001 (J.D.) Dernière modification: 5 mai 2008