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INVENTER UN NOUVEAU NOM CREE-T-IL UNE NOUVELLE CHOSE?
SUPPRIMER UN NOM ABOLIT-IL L'EXISTENCE DE CE QU'IL DESIGNAIT?

DECRIRE DES PHENOMENES DONT ON NE CONNAÎT NI LA NATURE NI LES CAUSES, TOUT EN NE SE PAYANT QUE DE MOTS, N'EST-CE PAS S'ETOURDIR SOI-MÊME ET AUTRUI DE SONS DEPOURVUS DE SENS?

"What's in a name? that which we call a rose
by any other name would smell as sweet.
"
William Shakespeare
: Romeo and Juliet, II, ii, 1-2
(Qu'y a t-il dans un nom? Ce que nous appelons une rose,
sous quelqu'autre nom sentirait aussi bon.
)

"L'homme est naturellement métaphysicien et orgueilleux; il a pu croire que les créations idéales de son esprit qui correspondent à ses sentiments représentaient aussi la réalité."
... "En résumé, il faut savoir que les mots que nous employons pour exprimer les phénomènes, quand nous ignorons leurs causes, ne sont rien par eux-mêmes, et que, dès que nous leur accordons une valeur dans la critique ou dans les discussions, nous sortons de l'expérience et nous tombons dans la scolastique." (j'ai souligné)
"En science, le mot de critique n'est point synonyme de dénigrement: critiquer signifie rechercher la vérité en séparant ce qui est vrai de ce qui est faux, en distinguant ce qui est bon de ce qui est mauvais."... (la science, pour certains, serait-elle "manichéenne"?)
Claude Bernard: Introduction à l'étude de la médecine expérimentale. Paris 1865

Récemment, la BBC (Radio et Télévision britannique) a fait état de discussions auxquelles ont pris part des "experts" et psychiatres universitaires anglais à propos de la pertinence du terme de "schizophrénie", les uns se regroupant et menant campagne (Campaign to Abolish the Schizophrenia Label: "CASTLE") pour que l'emploi de ce mot comme diagnostic soit aboli, les autres pour qu'il soit, au moins temporairement, conservé malgré l'indétermination et l'imprécision de son contenu (voyez les liens externes news.bbc.co.uk et schizophrenia.com).

Ces débats totalement stériles ne datent certes pas d'aujourd'hui, mais les psychiatres, psychologues et psychanalystes ne semblent pas s'en lasser. Parmi ceux qu'on pourrait appeler les "abolitionnistes" du nom, les uns disent, non sans bonnes raisons, que le concept de schizophrénie est dépourvu de toute valeur scientifique, ils rappellent qu'on rassemble ainsi sous une même étiquette un grand nombre de "problèmes" différents, ce qui perpétue l'illusion que tous ceux affligés de ces différents problèmes "psys" seraient atteints d'une même affection cérébrale; cette illusion encouragerait à donner la préférence aux traitements médicamenteux non spécifiques (et parfois à doses excessives et dangereuses) au détriment des psychothérapies. Ils pensent qu'il est possible de cibler les traitements et l'aide psychologique sur les "symptômes" individuels de chaque patient et d'obtenir ainsi des effets thérapeutiques significatifs.
(Ceci est toutefois loin d'avoir été prouvé en ce qui concerne les patients psychotiques, et il n'y a pas et ne peut aujourd'hui y avoir, contrairement à ce qu'on affirme souvent, des traitements, qu'ils soient "psychologiques" ou médicamenteux, qui seraient "spécifiques des symptômes", car leurs causes sont inconnues. Depuis le temps qu'on se vante de "soigner" ces affections, on ne se serait certainement pas privé de présenter à grand bruit les succès thérapeutiques véritables, durables et vérifiables ainsi obtenus, si on avait pu en faire état. S'ils sont toujours annoncés et promis, on attend pourtant toujours de les voir. - J.D.).

D'autres abolitionnistes, parmi lesquels certains (devinez lesquels...) s'obstinent à imaginer que les troubles schizophréniques résultent "d'abus" (sexuels etc.) subis pendant l'enfance (idéologie controuvée et aujourd'hui heureusement en nette perte de vitesse), pensent, à tort, que le terme de schizophrénie entraîne et véhicule tout à la fois et pêle-mêle les faits et idées de violence (faux), de dangerosité (vrai et faux), d'imprévisibilité (vrai), d'incurabilité (vrai), du besoin permanent d'une médication à vie (vrai), et l'incapacité au travail (vrai et faux). Ils disent: "On ne peut assez souligner à quel point cette appellation [de schizophrénie] est stigmatisante."
J'ai toutefois beaucoup de mal à comprendre comment on peut espérer que la suppression du mot "schizophrénie" pourrait en quoi que ce soit améliorer la perception et la compréhension des affections regroupées sous ce nom, puisque leurs victimes n'en disparaitraient pas ni ne s'en porteraient mieux pour autant. Contrairement à ce que certains s'imaginent et s'efforcent de nous faire croire, pas plus que n'a jamais été efficace la "politique de l'autruche", supprimer un nom ne fait pas disparaître la chose qu'il nomme et n'en change pas non plus les caractéristiques.
A la suite de Shakespeare (dont je suis tenté de croire qu'il était plus fin psychologue que certains de nos experts actuels et sans doute au moins aussi raisonnable), on pourrait dire: "What's in a name? Those whom we call schizophrenics, by any other name would not fare any better."

Quant à ceux des "experts" qu'il faudrait bien appeler conservateurs, ils prônent de garder le mot de schizophrénie pour des raisons pratiques: d'après eux, ce diagnostic est le seul moyen de distinguer les malades qui seraient atteints de ce syndrôme flou nommé schizophrénie, de ceux qui seraient affligés d'autres syndromes psychiatriques (d'ailleurs tout aussi flous), pour alors leur prodiguer les traitements les mieux adaptés à "leur cas"; certains d'entre ces thérapeutes seraient néanmoins prêts à remplacer le terme "déplaisant" de schizophrénie par celui de "dysrégulation de la dopamine", qui selon eux reflèterait mieux ce qui se passe dans le cerveau d'une personne psychotique. (L'affirmation est par ailleurs discutable, et l'appellation proposée est aussi "fourre-tout" que celle de "schizophrénie"). Pareil "diagnostic" lui aussi, selon moi, par une sorte d'inévitable effet de mode bien connu, risquerait fort de devenir rapidement tout aussi "stigmatisant" que n'importe quel autre vocable psychiatrique (voyez l'histoire et le sort actuel des termes tels que crétin, schizo, microcéphale, oligophrène, etc., etc.).

Mais à y bien réfléchir, en quoi ces interminables discussions byzantines constituent-elles un réel progrès des connaissances sur ces troubles mentaux qu'on regroupe sous l'appellation de "schizophrénies"? Et en quoi ces sempiternelles ou récurrentes arguties de nos experts apportent-elles une amélioration aux thérapeutiques et au sort des malades schizophrènes? Elles occupent les experts qui en disputent à perdre haleine et, pendant ce temps, négligent de rechercher (avec quelque rigueur) les vraies causes des psychoses et oublient de traiter les malades ("Tu dors, Brutus, et Rome est dans les fers"; Voltaire, La mort de César, II, 2).

A force de ne jamais croire qu'en la vertu des seuls mots dont on fait de belles phrases trop souvent dépourvues de sens, certains finissent par oublier que les descriptions, que grâce à ces mots l'on fait des choses et des phénomènes, sont toujours incomplètes et inexactes. Les mots ne donnent aucune idée d'un parfum si on ne l'a pas déjà senti, on "n'explique" un parfum qu'aux parfumeurs et à ceux qui sont exercés à sentir, pas aux naïfs enrhumés, pas aux anosmiques. Les mots ne décrivent pas non plus une oeuvre musicale à qui ne l'écoute pas ou ne l'aurait pas déjà entendue, et on ne peut la faire imaginer aux sourds de naissance.

Il en va de même pour ce qu'on appelle les psychoses, qu'on ne peut décrire et "expliquer" que très partiellement et alors seulement à ceux qui, en permanence, vivent avec ceux qui en sont atteints. Ceux-là, ils comprennent les descriptions qu'on leur fait de ces affections, parce qu'ils s'y retrouvent aussitôt en pays de connaissance. D'autres qui, par contre, tout en se disant "experts", n'aiment pas ces descriptions et les déclarent simplistes, incomplètes et inexactes, on peut penser que, sans doute, leur imagination hypertrophiée l'emporte sur leur peu d'esprit critique, s'y substitue et les rend inattentifs et peu réceptifs à une réalité qu'ils ne vivent pas eux-mêmes. Forcément, les descriptions de la réalité qui s'efforcent de ne tenir compte que des faits d'observation en se gardant de les interpréter abusivement, pareilles descriptions ne leur parlent pas un langage compréhensible pour eux, qui ne peut que décevoir les attentes de leur imagination. S'ils veulent réellement aider les malades, ils devraient vivre plus avec eux et mieux tenir leur imagination en bride.


Première publication: 23 Octobre 2006 (J.D.) Dernière modification: 23 Octobre 2006

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