ÉPIDÉMIOLOGIE DES MALADIES MENTALES PAR ENQUÊTES ET SONDAGES : EST-CE UNE CONFUSION MENTALE INVOLONTAIRE (mais inquiétante!)
ou bien
EST-CE LA POUDRE AUX YEUX DÉLIBÉRÉE (pas plus rassurante!) AFIN D'ÉLUDER DES PROBLÈMES GÊNANTS?"KNOCK : Ah! ah! Est-ce que ça ne vous grattouille pas davantage quand vous avez mangé de la tête de veau à la vinaigrette?
LE TAMBOUR : Je n'en mange jamais. Mais il me semble que si j'en mangeais, effectivement, ça me grattouillerait plus.
KNOCK : Ah! ah! très important..."
Jules Romains, "Knock ou le triomphe de la médecine", acte II, scène 1.
Depuis quelque temps dans notre pays, se disant soucieux de la santé de notre population, nos responsables politiques et "professionnels" de la santé publique ont mis à la mode les enquêtes, les sondages d'opinion, les enquêtes par interview portant sur la "santé". Périodiquement, des conférences de presse sont organisées, afin de donner à ces enquêtes une publicité destinée, semble-t-il, à mettre en évidence la préoccupation officiellement affichée de notre bien-être par leurs commanditaires, bien plus qu'à mesurer objectivement, de manière sérieuse et fiable, la réalité de la situation sanitaire de nos concitoyens.
"Dans ses grandes lignes", le but poursuivi par de telles enquêtes est, nous dit-on, de "donner une description de la santé de la population en Belgique et dans les trois régions (flamande, de Bruxelles et wallonne)." (Enquête de Santé, Belgique, 2001 - Institut Scientifique de la Santé Publique - http://www.iph.fgov.be/epidemio/epifr/index4.htm).
Sur le site de MENS-SANA, ce sont les maladies mentales relevant des traitements médicaux et psychiatriques qui nous préoccupent principalement, c'est-à-dire celles que nos responsables politiques et leurs "experts professionnels" désignés semblent s'efforcer surtout de ne pas nommer et sans doute de faire oublier en les passant sous silence, puisqu'ils ne parlent jamais que de "santé mentale".
Menée cette fois à l'échelle européenne (France,
Allemagne, Italie, Pays-Bas, Espagne, Belgique), la dernière en date
des enquêtes consacrées à cette "santé mentale"
(une de plus!) est intitulée "ESEMED" en "anglais
international", sigle signifiant, selon un article du "Soir
en ligne" (12 novembre 2003, signé Christian
Du Brulle), "European study of epidemiology of mental disorder",
ce qui, d'après ce même quotidien, devient en français une
"Etude européenne sur l'épidémiologie de la santé
mentale" (sic).
Dans cet article, intitulé "Les Belges se négligent
trop" (admirons au passage l'ironie sûrement involontaire
et peut-être fortuite du rédacteur), nous apprenons ainsi,
si nous ne le savions pas ou si nous en doutions encore, qu'il existerait aujourd'hui
une discipline "scientifique" très sérieuse qui, par
sondages auprès d'échantillons choisis de population(s),
étudierait la répartition géographique et les fluctuations
quantitatives au cours du temps d'épidémies
de santé (mentale)!
(en date du 13/11/03, un article paraissait dans "la
Dernière Heure", intitulé "Traitement
mal adapté", signé J.M., qui faisait, lui aussi,
écho à la même conférence de presse sur cette "étude
européenne": http://www.dhnet.be/dhjournal/archives_det.phtml?id=295152)
Dès janvier 2001, des associations belges (Ligue Bruxelloise francophone pour la santé mentale, Fondation Julie Renson, etc.), dans le cadre de ce qui fut appelé "2001 année de la santé mentale", avaient mené une enquête par questionnaire auprès de 903 personnes de 20 à 70 ans. Cette enquête avait principalement pour but de préciser quelle représentation, quelle perception notre population avait des "troubles mentaux et psychologiques". Les résultats de cette enquête, bien qu'elle eût été limitée à moins d'un millier de personnes, étaient pour le moins inquiétants. En effet, ils éclairaient d'une lumière crue l'ignorance généralisée et les idées fausses de nos concitoyens sur les troubles mentaux et sur les moyens thérapeutiques à mettre en oeuvre pour combattre, tant ces troubles eux-mêmes que leurs conséquences (des conclusions similaires se dégageaient déjà d'une enquête comparable menée en 1997 à l'initiative de psychiatres universitaires en région liégeoise).
Ce constat fournissait le prétexte à faire de l'année 2001 une année de campagnes (de "sensibilisation"!) consacrées à l'information du public en général sur la "santé mentale", et plus particulièrement à l'instruction des familles de malades, pour tenter, entre autres objectifs poursuivis, d'enfin rompre le silence entourant depuis toujours tout ce qui concerne les pathologies mentales. Certains imaginaient ainsi, aussi bien améliorer (on ne sait en réalité trop comment!) les traitements et les conditions d'accès aux traitements pour les malades, que réduire l'isolement et l'exclusion sociale de fait dont les malades mentaux chroniques et leurs proches sont les victimes (ce qui présuppose le postulat implicite - et pour le moins discutable - selon lequel cet isolement et cette exclusion ne seraient que la conséquence directe du rejet des malades mentaux par la société).
Depuis lors, la presse et les médias ont consacré à la "santé mentale" beaucoup plus d'encre, de papier et de salive que ce sujet n'en suscitait auparavant, ce dont les optimistes impénitents croient pouvoir se féliciter. Pourtant, à en juger par ce que les journalistes de nos quotidiens nous en disent aujourd'hui (par ce qu'on leur dit de nous dire, ou par ce qu'ils croient en comprendre, ou par ce qu'on leur en laisse comprendre), ni ceux auprès de qui les enquêtes sont menées (ceux qui étaient visés par les "campagnes de sensibilisation"), ni ceux qui en tirent des conclusions (justifiées ou non) pour nous, ni peut-être ceux-là mêmes qui ont commandité et organisé ces enquêtes et en ont ensuite analysé, à leur guise, les résultats, ne semblent guère avoir révisé leurs idées reçues et fausses antérieures, ni avoir déjà extrait de l'exercice de ces enquêtes le peu d'information utile qu'elles contenaient peut-être, ni assimilé les enseignements qu'on aurait été en droit d'en attendre (ou du moins d'en espérer, si ces "études" avaient été menées sur des bases solides et selon une méthodologie incontestable).
Malheureusement pour nous, ce qu'on nous présente comme l' "étude" épidémiologique (un mot qui rend un son "scientifique") la plus importante ne satisfait pas aux exigences élémentaires requises par une étude épidémiologique digne de ce nom: elle n'en a ni les données solides de départ sur lesquelles se baser, ni la méthodologie rigoureuse et adéquate. Plutôt que d'une "étude", il vaudrait mieux parler d'un ensemble d'interprétations et de conjectures déduites d'enquêtes d'opinion et de sentiment menées auprès d'échantillons de population dont l'ampleur, la pertinence et la représentativité sont manifestement sujettes à caution.
En bref, on veut nous faire confondre épidémiologie vraie et sondages d'opinion.
L'expérience des sondages, acquise par exemple par des instituts de sondage avant et après des élections politiques, devrait pourtant inciter les responsables de pareilles "études" à plus de circonspection: ils devraient savoir que leurs enquêteurs ne peuvent jamais récolter que des estimations très approximatives dont la fiabilité dépend étroitement, entre autres multiples facteurs, de la bonne compréhension, c'est-à-dire tout à la fois de la simplicité, de l'absence d'ambiguité et de la clarté, tant des questions posées que des réponses que les sondés y apportent.
La démarche propre aux sondages d'opinion est totalement différente
de celle de l'épidémiologie proprement dite. Cette dernière
se base, dès le départ, sur des recensements de cas clairement
identifiés d'une affection bien
définie (sur des diagnostics établis sans équivoque),
c'est-à-dire sur des nombres.
Les enquêtes "de santé" par sondages, par contre, se
basent sur des interprétations de déclarations d'impressions
recueillies auprès d'échantillons de profanes (à partir
desquelles on tentera de déduire, par classement et après
coup, des diagnostics tout au plus vaguement plausibles).
Les nombres qu'on nous présente ne sont donc plus
des recensements, ce sont des estimations a posteriori
"calculées" d'après les diverses impressions recueillies
auprès d'une fraction choisie de la population.
N'oublions pas non plus que les sondés (normalement ignorants en médecine,
sans formation ni en psychologie ni en psychiatrie) sont interrogés
par des enqêteurs, certes entraînés au contact et à
la communication avec leurs interlocuteurs (c.-à.-d. polis, gentils,
patients), mais n'ayant, eux aussi, et au mieux, que des rudiments très
insuffisants de formation médicale; les enquêteurs procèdent
à leurs interrogatoires d'une manière certes codifiée et
planifiée mais néanmoins rigidement stéréotypée
(standardisée) qu'il est impossible pour des non médecins
de nuancer en fonction des cas particuliers des personnes interrogées.
Une fois les interrogatoires terminés (90 minutes en moyenne, paraît-il), les enquêteurs rentrés chez eux et après avoir confié leurs paperasses à qui de droit, on nous dit que les spécialistes en "santé mentale" ont pu, dans l'isolement et la quiétude de leurs bureaux, devant leurs ordinateurs, se mettre à additionner les petites croix inscrites dans les cases et les colonnes des formulaires lors des interviews. Selon les totaux ainsi obtenus, ils ont été capables d'attribuer à chaque sondé un diagnostic psychiatrique et de décider si le traitement probablement suivi par chacun était adéquat ou non au "diagnostic" ainsi "reconstruit" à distance d'après des recettes d'échelles "standardisées".
Entre nous, vous en connaissez beaucoup, vous, des psychiatres qui, après
un premier entretien en tête-à-tête (en chair et en os,
pas par correspondance ni par l'intermédiaire de tiers!) vous donnent,
à la fin de la "consultation", un diagnostic clair et un traitement
d'emblée adéquat?
Par contre, d'après ce que les journalistes de la presse quotidienne
nous en disent (ils ne l'inventent pas, ils ne font que répéter
ce qu'un professeur psychiatre [K.U.L.] et un ministre leur ont
dit en conférence de presse), nous devrions croire qu'une enquête
par interview standardisée serait parfaitement capable de pareil exploit!
La question qui dès lors s'impose invinciblement est la suivante: qu'est-ce
que le ministère (de la "santé") attend pour mettre
à la disposition de la population des formulaires (analogues aux déclarations
de revenus pour l'administration des finances) qu'il serait fortement "conseillé"
à tous de se procurer dans les bureaux de poste? Ces formulaires, comme
ceux des enqêtes dont on parle plus haut, comporteraient de multiples
questions sur "l'état psychologique" de chaque citoyen, les
cases-réponses devant être remplies (des sortes de "QCM",
quoi). Une fois remplis dans des délais imposés, les questionnaires
seraient dépouillés par les ordinateurs de l'administration, pour
être ensuite analysés par les "experts" de la santé
mentale désignés par le ministère.
Des diagnostics fiables émergeraient obligatoirement de cette analyse
et, tout comme le montant des impôts est calculé d'après
les déclarations sur les revenus, le traitement psychiatrique et médicamenteux
correspondant (désormais et par définition "le mieux adapté")
à chaque "questionnaire santé mentale" serait prescrit
à tout assuré social cotisant pour les soins de santé.
Les citoyens qui, pour leur malheur, ne seraient pas incrits auprès d'un
organisme assureur, pourraient néanmoins se procurer, eux aussi, les
formulaires de "questionnaire de santé mentale" qu'ils rempliraient
et glisseraient ensuite dans la boîte aux lettres du psy de leur choix.
Tous recevraient en retour une prescription éventuelle de traitement,
et un récépissé pour le questionnaire dûment rempli
dans des délais fixés par arrêté ministériel.
Il serait même concevable d'imposer, à intervalles réguliers,
le renouvellement (la mise à jour) du "questionnaire de santé
mentale", un peu à la manière du contrôle technique
régulièrement imposé pour les véhicules automobiles.
Le non respect de ces mesures pourrait être sanctionné par des
amendes (faisons confiance à l'administration pour organiser cela)...
Trève de plaisanterie! Nous n'en sommes heureusement pas encore arrivés
à pareil univers de science-fiction! Cependant, on nous laisse croire
que les enquêtes de "santé mentale", telles qu'elles
sont conduites, permettent de donner "une description
de la santé mentale de la population" qui aurait une
quelconque signification. C'est de la plus pure désinformation.
Elle permet de prétendre que, si les gens ne se sentent pas bien, s'ils
ont des problèmes d'argent, de loyer impayé, de chômage,
s'ils ne sont pas heureux, si les voisins font trop de bruit et les empêchent
de dormir (troubles du sommeil!) ils en sont les principaux responsables:
> c'est
parce qu'ils ne vont pas voir le psy à temps, ils attendent trop longtemps;
> c'est
parce qu'ils ne prennent pas les bons médicaments (mais
avez-vous remarqué que les médicaments mentionnés par les
enquêtes ne sont pourtant disponibles que sur prescription médicale?)
Mais les vrais malades mentaux chroniques, les enquêtes de "santé mentale" ne les prennent pas en compte. D'ailleurs, comment donc les interroger, ceux-là? Quelles réponses en attendre? Alors, on préfère s'adresser à ceux que les conditions de vie plus ou moins favorables (ou défavorables, comme vous voudrez) rendent plus ou moins heureux (ou malheureux, comme vous préférez).
Et comme on n'a guère trouvé de moyens rapidement efficaces pour porter remède aux conditions économiques, on préfère persuader ceux qui, en réalité souffrent du "mal-vivre" (les worried well des Anglo-Saxons), qu'ils ont des troubles mentaux que les "psys" seuls peuvent soulager. Ce sont les "mécontents" qu'on retient de ces enquêtes dont on nous prétend que les résultats peuvent s'extrapoler à l'ensemble de la population, alors que les vrais malades en ont été écartés.
Valables pour évaluer la "santé mentale", pareilles
enquêtes? Etudes épidémiologiques des maladies mentales?
Mais le ministre de la santé, récemment entré en fonction,
lui-même annonce, à l'occasion de ces "études"
et sans pour autant se démonter, qu'un des "grands axes" de
sa politique est de se doter des moyens d'évaluer la prévalence
des maladies mentales...
Sans chiffres de prévalence et sans moyens de l'évaluer (puisqu'il
faut encore s'en doter), d'où sortent donc les données sur
lesquelles baser une soi-disant épidémiologie? Du chapeau du ministre?
De celui de ses experts?
Non! Ces soi-disant études épidémiologiques ne sont, tout au plus, que des enquêtes sans doute destinées à prendre le pouls des électeurs, l'indice global de satisfaction (ou de mécontentement) de la population, de telle sorte que le politique puisse y adapter son discours en conséquence... Et cela occupe les enquêteurs et les analystes (cela leur évite de grossir les rangs des chômeurs et d'être eux-mêmes inclus dans les "troublés mentaux") .
Si nous ne sommes pas encore dans ce monde de science fiction évoqué plus haut, on peut néanmoins craindre qu'on ne s'y dirige à grands pas, et plus vite qu'on ne le croit.
La presse quotidienne belge semble n'avoir pas beaucoup de mémoire.
Ou alors, serait-ce les "professionnels de la santé mentale"
qui, au fil du temps et de leurs communiqués à la presse, feraient
preuve de peu de cohérence? Il y a peu, on nous disait encore que les
généralistes étaient mal préparés à
la détection et au traitement de la dépression et qu'ils n'envoyaient
pas assez tôt chez le "psy" les patients qui en auraient besoin,
mais aussi qu'ils ne leur prescriraient pas les médicaments les mieux
appropriés à leur "pathologie". Telles étaient
les raisons avancées de la prétendue recrudescence de "la
dépression" ainsi que de sa chronicité.
Depuis lors, selon une "étude" (ou une "enquête"
(?) sponsorisée par une firme pharmaceutique - et acceptée
pour publication dans quelle revue scientifique sérieuse?), on aurait
constaté sur quelque 1397 patients belges atteints, paraît-il,
de dépression, que cette dépression serait "souvent
mal soignée" et "Que
le dépressif soit soigné par un généraliste ou un
psychiatre ne change finalement pas grand-chose."
(La
Dernière Heure, 02/04/2004). Le même
quotidien titre que "Sept patients sur dix
ne sont pas totalement guéris."
Selon un autre quotidien (La
Libre Belgique, 01/04/2004, "La dépression,
maladie dont on guérit difficilement"), "seuls
30 à 40 pc des dépressifs sont en rémission",
mais pourtant, "82,2 pc des patients souffrent
de symptômes résiduels; 86,3 pc continuent à souffrir d'anxiété;
86,2 pc sont toujours d'humeur dépressive; et 90,8 pc se plaignent de
problèmes physiques persistants." (sic).
Où ceux qui écrivent cela ont-ils appris l'arithmétique
élémentaire? N'ont-ils pas non plus vérifié (déjà
dans n'importe quel dictionnaire) qu'il y a, entre rémission et guérison,
une distinction importante?
Ceux qui écrivent cela, ils ne semblent pas non plus s'être souciés
de savoir de quel type de dépression "l'étude" s'est
occupée: dépression majeure, ("endogène"
ou non), dépression unipolaire ou bipolaire, etc., etc.
Ce qui est "symptomatique", c'est que les professionnels reconnaissent
enfin, mais implicitement seulement, que la véritable dépression
(pas le "blues" ou la déprime!) est une affection
chronique qu'ils ne guérissent pas encore, même s'ils voudraient
souvent le laisser croire! Et il est dommage que les journalistes ne le leur
fassent pas avouer.
Première publication: 24 Novembre 2003 | (J.D.) | Dernière modification: 19 avril 2004 |