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«L'ESPRIT» ou «PSYCHISME» ACCOMMODÉ À TOUTES LES SAUCES D'UNE CERTAINE RHÉTORIQUE

«Ce n'est que le petit bout de la queue du chat qui vous électrise... Non, l'esprit n'est pas encore là... Unissons nos fluides...»
(Les Frères Jacques)

Chez les philosophes, chez les théologiens et prêtres chrétiens, mais aussi et surtout en psychologie et en psychiatrie (tout comme dans le langage courant en général et en francophonie en particulier, mais dans le langage courant banal sans doute un peu moins abondamment quand même que dans les spéculations purement philosophiques), on se sert beaucoup du mot «esprit», ce nom commun du genre masculin que chacun croit bien connaître. Toutefois, malgré son usage plutôt fréquent dans des circonstances et des disciplines peut-être encore plus nombreuses que celles que je viens de citer, le sens exact attribué à ce mot par ceux qui l'utilisent est beaucoup moins souvent précisé que le mot lui-même n'est prononcé - ou même seulement pensé silencieusement - , comme si la compréhension de sa signification précise allait toujours de soi et était commune à tous et à chacun, et cela « depuis toujours », comme on dit. La signification pourtant très diverse du mot «esprit» a pu néanmoins assez variablement évoluer avec les niveaux atteints par les connaissances des sciences et par la diffusion de celles-ci au fil des époques successives, et jusqu'à aujourd'hui encore.

Or, rien n'est plus trompeur et source de confusion que ce manque tacite - ou cette négligence? - de précision, c.-à d. que la précision est comme effacée par l'ellipse syntaxique instinctive et automatique (l'ellipse dissimule un contenu en réalité indéterminé, au moins toujours vague - ou ambigu - pour celui à qui on s'adresse en lui parlant, mais peut-être souvent aussi pour soi-même quand on ne se sert du mot qu'en pensée!). L'absence de définition claire, on s'en contente et on s'en accommode habituellement, sans vraiment y penser sans doute, tout en usant pourtant du mot avec une certaine prodigalité.
Cela peut, avec beaucoup de vraisemblance, suggérer que si quelques-uns sans doute s'interrogent parfois sur le contenu implicite de l'ellipse de langage qui devrait donner au mot «esprit» tout son sens en fonction de chaque contexte dans lequel il apparaît, par contre la plupart des gens, par habitude prise de l'usage commun, n'éprouvent probablement pas même le besoin d'y songer, et pour ceux qui font partie de cette majorité, le sens véritable du mot «esprit» et la nature de ce qu'il désigne n'ont guère de réelle importance: pour eux, c'est en fait devenu un mot creux (une "façon de parler", ce que je serais tenté d'appeler un "pseudoconcept flou").

Pour se faire une petite idée de la multiplicité des significations attribuées au mot «esprit», il suffit de rechercher ce mot, par exemple dans n'importe quel [bon?] dictionnaire actuel de la langue française. Alors, la polysémie du mot «esprit» se constate aussitôt grâce au grand nombre de ses acceptions qu'on y trouve énumérées à la suite les unes des autres, parfois sur une page entière, peut-être même sur plusieurs pages successives. Pareille consultation lexicale révèle aussi que l'acception du mot « esprit» qui d'habitude figure en premier dans l'ordre de cette énumération se réfère à la Bible chrétienne, suggérant ainsi qu'en quelque sorte on lui accorde une importance privilégiée pour sa relation avec la religion et la théologie: l'esprit, c'est donc tout d'abord et avant toute autre chose, ce que certains appellent le "souffle" de la divinité, le "souffle créateur" (celui qui, d'après la Genèse, "se mouvait au-dessus des eaux") , donc aussi le "souffle de vie", "l'âme", toutes expressions pour le moins vagues et brumeuses, qui défient toujours les tentatives parfois encore entreprises par la science physique actuelle pour les définir. Beaucoup de personnes par conséquent se satisfont d'ignorer la "peut-être vraie" signification du mot esprit, tout en croyant pouvoir s'en passer, tout en n'en choisissant que celle à quoi ils s'imaginent croire. Toutefois, ces inventions, créations verbales et emplois de pure commodité du mot esprit (des succédanés ou ersatz pratiques et expéditifs suppléant ce qui était, depuis les temps préhistoriques, indéfini et donc inconnu et l'est fort souvent encore aujourd'hui) ne sont que le reflet, parvenu jusqu'à nous, de l'imagination des humains primitifs suppléant leurs ignorances et alimentant leur cosmologie et leur cosmogonie.

L'imagination était en effet le seul outil dont nos précurseurs d'alors disposaient à leur époque pour interpréter à leur guise le monde et ses phénomènes: là était leur excuse et, compte tenu de leurs moyens alors quasi inexistants de "recherche scientifique" (au sens actuel), elle était légitime. L'imagination pure a été à l'origine de multiples croyances dans le surnaturel et ses mystères inventés, apparues vraisemblablement dès une très lointaine préhistoire, celle vécue par les premiers humanoïdes. Ces croyances étaient d'autant plus tenaces que certains [les "chamans"?] avaient logiquement intérêt à les entretenir pour d'abord acquérir puis maintenir et peut-être accroître leur prestige, leur pouvoir et leur autorité personnelle sur leurs contemporains tout en assurant la cohésion solidaire et la docilité des membres des communautés qu'ils guidaient et dirigeaient.

Pareilles mythologies (et certains de leurs équivalents actuels) sont loin d'avoir entièrement disparu, même de nos jours encore (sans doute en partie pour les mêmes et éternelles raisons aujourd'hui qu'aux temps de leur première invention ou naissance ? Mais l'usage actuel parfois plus ou moins imposé, voire carrément coercitif de ces mythologies de surcroît souvent à visées politiques et sources de discriminations stigmatisantes voire violentes ou même criminellement meurtrières, cet usage est-il resté toujours aussi légitime, admissible et respectable aujourd'hui que celui qu'on en faisait lors de leurs anciennes et fort lointaines origines?)

Plus près de nous, des restes des représentations que se faisaient les alchimistes parsèment encore le langage: c'est ainsi qu'on parle aujourd'hui encore de "l'esprit de sel", à propos de ce gaz irritant qu'on dissout dans l'eau (et qui forme alors l'acide chlorhydrique) et qu'on faisait se dégager du sel par l'action d'un acide fort. De même, on parle encore parfois de l'esprit du vin (l'acool éthylique) obtenu par distillation des fruits fermentés, ou de l'esprit du bois (l'alcool méthylique ou "à brûler"), provenant de la distillation du bois (et l'emprunt du français à l'anglais, le "white spirit" ou éther de pétrole, obtenu par la distillation du naphte). Ces termes résultent de la croyance - aujourd'hui bien sûr abandonnée - qui voulait qu'ainsi on extrayait de ces produits, c.-à d. des fruits, du sel, du bois etc., un principe essentiel et volatil (donc fugace) représentant leur "âme", leur essence. Et on croyait qu'on avait là une bonne analogie de l'âme humaine immatérielle qui s'échapperait du corps matériel quand survenait la mort de celui-ci.

Si ces représentations font aujourd'hui partie d'un passé révolu, elles gardent pourtant une certaine survie, mais sous forme cette fois de métaphores: on disait bien, il y a peu encore, de quelq'un qui vient de mourir "il a rendu l'esprit" (sous-entendu: "à son créateur qui le lui avait prêté"), ou on dit encore qu' "il a perdu l'esprit" quand on veut signifier qu'une personne a commis "une folie", et qu'on croit pouvoir l'attribuer à un "égarement" ou une affection mentale plus ou moins subite et peut-être passagère.

De nos jours, la notion d'esprit insaisissable fait surtout le bonheur des "psys" et les délices des psychanalystes qui aiment argumenter à coups de métaphores.
"Objectivement, il vaut mieux ne pas être malade pour entreprendre une analyse", disait Edouard Zarifian dans son "Les Jardiniers de la Folie". Dans son dernier livre ("Le goût de vivre", p. 14, Odile Jacob, Paris, 2005. ISBN 2-7381-1107-6), ce psychiatre - disparu depuis - affirmait pourtant: "C'est la psychanalyse qui, au fil du temps, a permis de concevoir comment notre psychisme [que l'auteur ne prenait cependant pas la peine de définir] s'élaborait dans l'interaction avec les autres, comment il fonctionnait dans ses différentes instances conscientes...". Et, appelant à la rescousse de son "raisonnement" le physicien Etienne Klein (le physicien qu'il qualifiait de "spécialiste du temps"), il affirmait que le psychisme (c.-à d. "l'esprit") était une "chose" introuvable de même nature que le temps qui lui aussi est inconcevable.

Je crois que, en plus de ses incohérences, peut-être involontaires mais quelque peu irréfléchies et révélatrices de ses croyances fluctuantes, contradictoires et ambivalentes à propos de la psychanalyse, ce psychiatre (qui croyait à l'importance et à l'utilité des métaphores, aimait les mots d' "esprit" mais oubliait leur spécificité linguistique non généralisable) se trompait. Car si le cerveau humain semble incapable de se représenter le temps autrement que sous forme de dimensions spatiales et numériques (des vecteurs, p.ex.), par contre le "psychisme" ou "l'esprit", quant à lui, c'est bien l'ensemble des activités cérébrales se déroulant en permanence sous notre crâne (et dont on peut à présent physiquement déceler la présence et la mettre en évidence, sinon déjà en totalité, du moins en grande partie et pas seulement grâce à la parole ni par simple postulat). "L'esprit", c'est ce que, dans un article précédent, j'appelais "la musique de notre cerveau"; et en effet notre cerveau ne peut-il pas être comparé à une sorte d'orchestre composé des milliers et des milliers de musiciens très concrets que sont nos neurones? Et tout le monde sait et comprend bien que quand des musiciens exécutants s'arrêtent de jouer (pour diverses causes ou raisons possibles), inévitablement la musique s'évanouit et laisse simplement place au silence, sans qu'il faille pour cela imaginer qu'elle serait alors "rendue" (c.-à d. restituée) miraculeusement telle quelle à un hypothétique "Grand Compositeur Universel", éternel auteur mystérieux de toutes les musiques passées et à venir, trônant dans le "ciel de la musique des sphères".

Parce qu'elle est "musicale", est-ce là une "métaphore" plutôt qu'une véritable comparaison, moins "descriptive", plus absurde, plus inadéquate, moins suggestive, moins compréhensible et plus impossible encore à expliquer et à se représenter (à décrypter) que ces sortes d' "ectoplasmes ou esprits invisibles", ces nuées purement verbales (surréalistes et pseudo-abstraites, c.-à d. dépourvues de véritable substance - ni vivantes ni réellement accessibles) que nous proposent de nombreux analystes au vocabulaire hermétique plus abondant encore que leur imagination même? Cette imagination soi-disant débordante dont ils tirent une évidente vanité est, en fait, encore bien pauvre, voire étriquée, si on la compare à l'immensité et à la complexité de la merveilleuse machine cérébrale de chair et de sang qu'ils portent en eux sans même vraiment s'en douter et, par conséquent, sans s'y intéresser sérieusement!

En psychologie et en psychiatrie, les mots "psychisme" et son quasi-synonyme "esprit", renvoient à des pseudo-concepts automatiquement réifiés. Ils sont généralement réservés plus volontiers aux individus bien vivants, plutôt que par préférence au souvenir qu'on garderait d'eux après leur mort, et qu'on attribuerait encore moins à des objets inanimés. Mais dans le langage journalier courant, on parle quand même de "l'esprit" des textes, que leurs rédacteurs soient disparus ou non (un exemple célèbre qui illustre doublement et explicitement cela par son titre même est celui de "L'esprit des Lois" de Montesquieu. Tout ce qui nous est à ce jour parvenu de la littérature écrite entière et du monde entier depuis qu'elle existe n'est qu'un immense et général exemple constamment répété de cet "esprit" ).

Dans le cas des textes écrits, leur "esprit", c'est le sens, la signification que leurs auteurs ont voulu leur donner, grâce au sens qu'il donnaient aux mots du vocabulaire qui leur est/était personnel et en usage de leur temps (même si ce n'est aujourd'hui le plus souvent que sous forme d'encre sur du papier, soit deux "choses" pourtant bien inanimées). Toutefois, en y réfléchissant, on s'aperçoit que c'est bien le cerveau des lecteurs qui injecte, dans l'interprétation de la lecture des textes écrits, la musique de son propre "esprit", qui n'est pas obligatoirement celle des auteurs originaux des textes lus (et ce constat vaut aussi pour les textes des divers "livres sacrés" sur lesquels se penchent tous les religieux dont l'esprit est celui de l'époque à laquelle ils se croient appartenir.)

N'oublions pas non plus la très classique expression italienne Traduttore, traditore (c.-à d. le traducteur est un traître, car en traduisant il dénature - bien que par approximation et involontairement - le sens [l'esprit] du texte original); cette expression est tout aussi vraie pour la traduction de nos pensées et des fonctions mentales en langage parlé ou écrit qu'elle l'est pour la traduction d'une langue parlée en une autre...). D'où nécessairement germent et jaillissent les sempiternelles disputes d'interprétation et les multiples exégèses très alambiquées et toujours équivoques des confidences que nous pouvons faire aux "psys" philosophant, interprétations qui font les joies de leurs exercices d'herméneutique arbitraire et fantaisiste, et sont un des passe-temps préférés que bien des "psys" nous proposent ou tentent de nous imposer pour nous impressionner! Rappelons-nous que bien des métaphores sont des expressions idiomatiques plus que des comparaisons, elles sont spécifiques de la langue dans laquelle elles sont exprimées, si bien que leur traduction littérale d'une langue dans une autre peut les transformer en absurdités (hilarantes souvent peut-être, mais incompréhensibles et dépourvues de signification et de pertinence.)
Ne nous laissons donc pas abuser ni égarer par de fallacieuses apparences de médiocre poésie, par des thérapies inefficaces.



Première publication: 31 Août 2015 (J.D.) Dernière modification: 31 Août 2015

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