Mouvements d'humeur, raisons d'amertume...
"Je
ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont
la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous
trouvons la raison."
Bernard Le Bouyer de Fontenelle: Histoire des Oracles, L.
IV
"La Dent d'Or"
Il ne se passe guère de semaine où on ne doive lire, par exemple dans la presse belge, ou entendre, dans les médias et autour de soi dans ce pays, proférer des erreurs, des âneries ou même des mensonges, non seulement au sujet des maladies mentales et des malades mentaux, mais aussi à propos des mesures prises, soit pour combattre ces affections, soit pour alléger le sort des personnes qui en sont, immédiatement ou indirectement, les victimes.
Ce sont nos professionnels de la psychiatrie dont certains disent blanc tandis que d'autres disent noir ou, pire encore, ce sont ces mêmes experts qui, aujourd'hui, disent le contraire de ce qu'ils affirmaient encore la semaine passée car, apparemment, ils ont la mémoire fort courte et semblent avoir oublié, non seulement leurs propres discours de la semaine passée, mais aussi que les auditeurs et les lecteurs auquels ils s'adressent n'ont peut-être pas changé entretemps et qu'ils se souviennent, car leur mémoire à eux est soumise à de nombreux chocs bien mémorables en effet, et ce sont leurs malades dont il est question. Ces discours, souvent dépourvus de contenu intelligible, doivent être reconnus pour ce qu'ils sont: du vent. Ci-après, en voici une illustration supplémentaire.
Récemment, un psychiatre français (laissons-lui le bénéfice de l'anonymat), sévissant sur un forum Internet fréquenté surtout par des malades schizophrènes, réagissait aux positions adoptées sur le présent site. Il s'efforçait de minimiser l'importance de l'absence de conscience de la maladie chez les malades eux-mêmes, et voulait à nouveau, contre toutes les évidences actuellement disponibles, lui trouver des "explications psychologiques". On connaît la valeur de pareilles explications. Voici ce qu'il en disait:
"Cette conscience est évidemment absente au début puisque le patient vit des choses pour lesquelles il ne dispose pas de concepts ni de mots. On peut dire cela de beaucoup de troubles mentaux, même si cela peut prendre, dans la schizophrénie, un caractère particulièrement envahissant. Mais le rôle des soignants est précisément de les aider à apprivoiser cette réalité intérieure qui s'échappe de la réalité commune, à distinguer ces deux réalités, et à mettre des noms sur les phénomènes. Et à reconnaître que même la psychiatrie n'a pas toujours de mots pour toute la variété des phénomènes qu'un patient peut éprouver.
Moyennant quoi, la vieille distinction entre névrose = conscience de la maladie et psychose = pas de conscience a beaucoup moins de raison d'être."
L'important n'est pas dans la distinction que l'anosognosie permettrait (ou
ne permettrait pas) de faire entre ces noms de névrose et psychose qu'utilisent
- avec plus ou moins de bonheur et d'utilité - les psychiatres, mais
dans la gravité des troubles que dénote cette absence de conscience,
et dans les obstacles difficilement surmontables qu'elle oppose à l'efficacité
de toutes les thérapeutiques qu'on s'efforce de mettre en oeuvre.
Car, comme le disent, plus simplement, plus "raisonnablement"
et plus clairement, d'autres
psychiatres:
"...au contraire, le déni de la maladie est justement l'ennemi à combattre, d'autant que nous verrons à quel point ses conséquences peuvent être terribles, justifiant donc la mise au point de stratégies particulières."
On aura sûrement remarqué que, dans le premier texte cité,
la dernière phrase, présentée comme la conclusion, conséquence
des phrases précédentes ("moyennant quoi...")
n'en découle en réalité pas: c'est l'exemple parfait du
non sequitur (erreur de raisonnement correspondant à: "cela
n'a rien à voir"), technique fort fréquemment utilisée
pour embrouiller les débats, laissant croire qu'on a démontré
quelque chose, alors qu'il n'en est rien.
Il paraît donc que "au début", le patient vivrait
"des choses pour lesquelles il ne dispose pas de concepts ni de mots".
Pourtant, ce début apparent, on sait qu'il ne se manifeste le plus souvent
que vers l'adolescence, ou même plus tard, à un âge où
on dispose déjà de nombreux concepts et du vocabulaire correspondant.
De plus, si les concepts et les mots nécessaires effectivement manquaient
au patient, comment celui-ci communiquerait-il aux soignants "les choses
qu'il vit" et, dès lors, comment les soignants pourraient-ils, à
leur tour, identifier ces choses qui "s'échappent de la réalité
commune", comment les "apprivoiser", (apprivoiser
l'inconnu???) et de quel usage seraient les mots que, littéralement,
ils ne pourraient qu'inventer, mais qui seraient nécessairement dépourvus
de référents communs au patient et aux soignants?
En lisant pareil enchaînement de phrases, n'assistons-nous pas à
un exemple flagrant d'apologie du malentendu comme moyen habituel [de semblant]
de communication tout autant que comme [apparence de] moyen "psycho"-thérapeutique?
La "réalité vraie", celle des faits d'observation, bien
connue des parents de malades et des psychiatres réellement familiers
du terrain (si, si! Cela devrait exister!) apporte d'ailleurs un démenti
cinglant à pareilles élucubrations, et le Dr
Amador résume très bien cela: "Il
n'est pas sans ironie de devoir constater que de nombreux patients qui n'ont
pas clairement conscience de leur propre affection excellent pourtant au diagnostic
de cette maladie chez les autres!" (It's ironic, but many
patients with poor insight in their own illness are excellent at diagnosing
the same illness in others!)
Combien de parents de malade, un jour ou l'autre, ne se sont-ils pas entendu
reprocher par leur enfant ou leur parent qu'ils avaient dû amener à
l'hôpital psychiatrique ou dans un autre établissement spécialisé:
"pourquoi m'avez-vous mis ici? Il n'y a ici que des fous!"
"...il ne dispose pas des concepts ni des mots..."? Allons
donc!
Face à nos "professionnels de la santé mentale", les malades et leurs familles ont à tel point besoin d'espoir qu'on peut aisément leur faire croire ce qu'on veut: les belles phrases compliquées et farcies de métaphores pseudo-poétiques mais illicites les laissent sans voix, et il leur faut souvent bien du temps et beaucoup d'efforts avant d'en percevoir la vacuité, l'absence de sens réel. Ils doivent s'exercer à ne pas se laisser endormir par ce chant de sirènes.
Face aux "professionnels de la santé mentale" et aux hommes
et femmes politiques qui se laissent conseiller par eux, les
malades et leurs familles ont un tel besoin d'espoir qu'ils ne demandent qu'à
se laisser mener en bateau. L'ombre d'une silhouette d'hirondelle
découpée dans du papier qu'on agite devant un écran blanc
est synonyme d'annonce certaine du printemps. Et, à chaque fois, ils
s'y laissent prendre, car il leur faut bien vivre, et qui donc pourrait prétendre
vivre sans espoir?
On organise l'une ou l'autre "journée" ou "année"
de la santé mentale; on suscite, on encourage les associations à
rédiger des "projets" en faveur des malades mentaux; on nomme
des jurys qui décerneront des distinctions et couronneront les projets
que l'une ou l'autre fondation, des notables et des "experts" obsolètes
éventuellement à la retraite auront décidé de récompenser
(mais ils ne pourront jamais voir le jour et n'existeront que sur le papier).
Ces manifestations très médiatisées ont pour seul avantage
que, pendant un temps au moins, la chape de silence qui pèse sur les
affections mentales et, surtout, sur les malades mentaux chroniques, se soulève
un peu: les proches se mettent alors à espérer, pendant un temps
ils ne revendiquent plus (n'est-ce pas ce que certains désirent?)
Mais les malades et leurs proches doivent savoir que les choses s'arrêtent
là, qu'il s'agit d'actions sans lendemain qui ne changent rien au sort
des malades. Les primes, récompenses et distinctions accordées
à telle ou telle association, la réputation de tel ou tel journaliste
à la suite d'un reportage émouvant, elles caressent agréablement
l'ego du (de la) journaliste, elles flattent les membres de l'association. Elles
n'apportent en réalité aucune solution durable au seul réel
problème qui se pose: celui du sort des malades mentaux chroniques.
Quand les proches de malades se rendront-ils vraiment compte qu'une ombre d'hirondelle
n'annonce pas le printemps? Ils doivent se faire entendre et EXIGER DU
CONCRET.
Malgré les apparences, l'aphorisme suivant est à
prendre très au sérieux:
Il ne faut surtout jamais confondre
solution durable avec tortillement du râble.
Première publication: 2 Novembre 2002 | (J.D.) | Dernière modification: 2 Novembre 2002 |