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"Prediction, with its goal-oriented essence, so different from reflex, is the very core of brain function."
Rodolfo R. Llinás: "I of the vortex. From Neurons to Self", p. 3.
MIT Press 2002, ISBN 0-262-62163-0

"La faculté de prévision, par essence orientée vers un objectif et si différente du réflexe, est au coeur véritable de la fonction du cerveau."

LE SAVOIR ACQUIS AU COURS DES DÉCENNIES PASSÉES,
COMMENT EST-IL MIS EN PRATIQUE AUJOURD'HUI ?
QU'A-T-ON APPRIS ?
OÙ SONT LES BONS RÉSULTATS ANNONCÉS?

Dans les pages précédentes de ce site et à de multiples reprises, on s'est efforcé de mettre l'accent sur les particularités propres aux maladies mentales chroniques, ces caractéristiques uniques qui rendent l'accès aux soins et la poursuite des traitements psychiatriques si difficiles à organiser et à mettre en oeuvre. On ne rappellera jamais assez combien il est difficile de garantir, dans la durée, la continuité des soins et de l'aide aux malades mentaux, bien plus encore que pour n'importe quelle autre affection chronique grave.

Ce sont ces particularités-là, que devraient pourtant commencer à bien connaître tous ceux qui se préoccupent vraiment du sort des malades mentaux (mais que semblent obstinément et délibérément ignorer bon nombre de professionnels de la "santé mentale", comme aussi les hommes et femmes politiques qui ont la responsabilité de cette "santé mentale" dans leurs attributions). On ne voit guère nos "responsables" tenir compte des spécificités des maladies mentales pour permettre l'accès rapide de tous aux soins et pour assurer la nécessaire continuité de ces soins (leur "suivi"). Parfois même, on pourraît se prendre à douter de leur conscience réelle de ces problèmes qui constituent les plus importants obstacles à une dispensation efficace des soins et, surtout, de l'aide aux malades mentaux chroniques.

Il y a quelques décennies, une volonté humanitaire et des théories philosophico-sociologiques utopistes, malheureusement soutenues et encouragées, surtout par des idéologies se voulant généreuses, mais aussi par l'ignorance profonde et générale des réalités biologiques et pratiques des maladies mentales chroniques, ont été à l'origine du mouvement qu'on a appelé la "désinstitutionnalisation" des malades mentaux. Ceci s'est traduit par le démantèlement systématique et à outrance des "grandes" institutions psychiatriques hospitalières, sous le fallacieux prétexte de "réintégrer les patients psychiatriques dans la cité", de les sortir de leur "ghetto".

En effet, tous ceux qui, vers le milieu du siècle dernier, eurent l'occasion de visiter un hôpital (un "asile") psychiatrique, en ont très naturellement gardé une vision désespérante de misère et d'horreur qui nous paraîtrait aujourd'hui, à juste titre, insoutenable et intolérable. Il en est résulté la représentation populaire encore actuelle selon laquelle les instituts et hôpitaux psychiatriques n'auraient pour vocation que d'héberger et de laisser croupir les malades mentaux rejetés par leurs familles et par la société; que les malades y seraient parqués, "cachés aux regards" et à peu près laissés à eux-mêmes, dans des conditions matérielles et morales de survie ne pouvant que susciter l'indignation et la réprobation. C'est ce dont certains actuels représentants bien-pensants d'associations de "défense" des malades mentaux affirment toujours l'actualité et qu'ils continuent de dénoncer de nos jours (v. paroles vides).

De là à penser et à dire que les conditions de vie faites aux malades dans ces institutions seraient, en grande partie sinon les principales responsables de leur état mental, de leur repli sur eux-mêmes, de leur "aliénation" et de leur progressive dégradation intellectuelle et physique, il n'y avait qu'un pas que de nombreux penseurs théoriciens (sociologues, socio-psychologues, philosophes, etc. - ceux qui aiment se mettre sur leur tête pour pouvoir penser avec leurs pieds) et toutes les bonnes âmes charitables - informées et prévenues ou non - se sont empressées de franchir, laissant libre cours à la facilité de leurs sentiments de générosité humanitaire (leur bon coeur) et à leur indignation. Cette croyance et ces sentiments sont toujours fort répandus aujourd'hui, ils justifient tous les beaux discours creux mais pleins de sensiblerie larmoyante, succédané commode des actes qu'on ne veut pas poser.

Nous ne devrions pourtant pas oublier à quelle époque cette vision des choses s'est imposée, ni l'état des connaissances et thérapeutiques psychiatriques qui prévalaient alors (avant les années 1950). L'arsenal thérapeutique psychiatrique d'alors était pour ainsi dire inexistant. L'arrivée par surprise des tout premiers neuroleptiques dans les années 1950 a été saluée comme une véritable révolution, une sorte de miracle. Enfin, pour la première fois, on semblait disposer de médications possédant une efficacité incontestable, contrastant avec l'impuissance complète qui avait été la règle jusqu'alors. On crut pouvoir chanter victoire et on ne s'en priva pas, alors qu'en réalité, peut-être n'avait-on gagné que la première bataille d'une fort longue guerre dont personne ne sait encore si, ni quand on la gagnera.

L'avènement des neuroleptiques a été ressenti, fort justement, comme un formidable espoir pour tous les malades mentaux chroniques, parce qu'avant l'arrivée de ces nouvelles substances, il n'y avait aucun espoir. Ces nouveaux médicaments ont été présentés, par les firmes pharmaceutiques qui les synthétisent, par les psychiatres qui les administrent aux patients, par la presse et les médias à leur suite, sinon comme la panacée, du moins comme les remèdes qui permettraient dorénavant de réinsérer une majorité des malades mentaux psychotiques chroniques dans la société pour y "mener une vie normale" (belles paroles de psy!). On prétendait ainsi en quelque sorte parvenir à les "réhabiliter" par le travail (ce que nos actuels politiques et bureaucrates belges de la santé, dans leur désarmante ignorance, osent appeler "l'activation") et par les liens sociaux (la "resocialisation") dont on imaginait qu'inmanquablement ils seraient amenés à les renouer s'ils sortaient de leurs institutions.

Ces "médicaments de l'esprit" devaient par conséquent aussi permettre de fermer et de faire disparaître ces "asiles psychiatriques" qui, dans tous les pays du monde, étaient la honte des services de santé (ils en étaient la honte parce que, tant qu'aucun traitement valable n'était connu, ils ne pouvaient évidemment en proposer ni appliquer aucun; il n'est pas difficile de se représenter ce que cette impuissance pouvait entraîner comme marasme et laisser-aller institutionnel). Ces lieux de déchéance, en plus d'inspirer la honte autant que la crainte du voisinage, ont ensuite également été considérés comme une charge financière excessive (eu égard, sans doute, à leur mauvaise réputation et par comparaison avec leur rendement thérapeutique inexistant). Leur fermeture programmée, qu'on imaginait - qu'on voulait croire - désormais possible et souhaitable, ne semblait donc offrir que des avantages: humanitaires, budgétaires et de bonne conscience enfin quelque peu soulagée.

Cependant, un certain nombre de difficultés nouvelles devaient alors progressivement apparaître et allaient devenir de plus en plus évidentes au fil du temps qui passait, mais on préférait ne pas les voir ni en parler (et on continue aujourd'hui à en détourner le regard et à rester silencieux à leur sujet).

C'est ainsi qu'aujourd'hui on est bien forcé de constater et d'admettre que, bien qu'ils soient les seuls qui aient jamais démontré une certaine efficacité, les neuroleptiques sont loin d'être la panacée à laquelle certains ont cru et à quoi d'autres continuent de croire. Si ces "antipsychotiques" peuvent (mais ce n'est jamais garanti d'avance) atténuer certains signes "positifs" (surtout l'agitation) chez de nombreux malades schizophrènes, ils n'améliorent pas vraiment leurs signes "négatifs" (leur repli sur soi, leur manque de motivation, leurs fonctions cognitives et exécutives déficitaires, etc.), malgré ce que les conclusions quelque peu sollicitées, voire tendancieuses des "études cliniques" menées par les firmes pharmaceutiques s'efforcent de laisser entendre à chaque molécule nouvellement mise en circulation (chacune prétendument "meilleure" que toutes les précédentes - ce qui n'est jamais qu'un voeu pieux, une contre-vérité de publicitaires et de commerciaux à la conquête de parts de marché!). Le médicament dernier-né de l'industrie pharmaceutique nous est toujours vanté comme la nouvelle molécule miracle, quand d'autre part les "psys", selon qu'ils sont d'humeur aventureuse ou non, et s'ils en ont entendu parler ou non, proposeront ou non de l'essayer, au "petit bonheur la chance" plutôt que pour de bonnes raisons médicales connues et, comme chacun le sait, "parce qu'il n'y a pas de médicaments miracles"... Mais cela, d'un côté on nous le dit, tandis que de l'autre...

De plus, on sait fort bien maintenant que ces médicaments ne sont pas également efficaces chez tous, et que l'efficacité d'une molécule médicamenteuse donnée pour tel ou tel patient particulier n'est, même aujourd'hui, toujours pas du tout prévisible: il faut d'abord en faire l'essai et, parfois, différentes médications doivent être tentées successivement avant de trouver celle qui convient à peu près au malade. Par sécurité, ces tentatives ne peuvent être entreprises qu'en milieu hospitalier, sous surveillance médicale étroite et constante. Pareils essais peuvent facilement s'étaler sur des mois avant qu'il soit possible de conclure avec certitude à un effet thérapeutique favorable. Ce qui ne garantit aucunement la persistance de l'effet favorable une fois que le malade se retrouvera seul, hors de l'hôpital, soumis à toutes les situations changeantes (les "stress") qu'il n'est plus capable ni d'anticiper ni d'affronter seul. Tout cela, on le sait fort bien, mais nous le dit-on?

Avant 1950, les "traitements" psychiatriques étaient limités à l'administration de calmants et de somnifères, ou consistaient à faire subir aux malades agités des sudations, des crises d'hyperthermie provoquée ou, à l'opposé, des douches froides voire glacées, et autres vexations physiques et tortures diverses (interventions destinées surtout à les fatiguer physiquement pour les "calmer"). Le personnel infirmier affecté à ces tâches ne devait pas être fort nombreux, et les qualifications professionnelles requises de ces "soignants" (disons plutôt les surveillants et gardiens, garants du maintien de l'ordre, simples exécutants de consignes émanant de lointains psys) n'étaient pas particulèrement sophistiquées: il leur fallait surtout être costauds pour pouvoir, le cas échéant, maitriser les patients agités ou récalcitrants. On peut comprendre que, compte tenu des résultats "thérapeutiques" nuls dont on devait se contenter, les perspectives du métier d' "infirmier psychiatrique" n'étaient guère exaltantes et ne devaient certainement pas susciter de nombreuses vocations chez une élite particulièrement motivée ni spécialement formée; pourquoi aurait-on exigé d'eux qu'ils soient bardés de diplômes d'une psychopathologie clinique de toute façon mal connue en pratique? Pour faire de l'ombre aux "psys"? Pour devoir les payer mieux?

Mais voilà que, grâce aux neuroleptiques, une proportion importante de malades mentaux chroniques sortaient enfin de leur stupeur et, après parfois des années de mutisme, rompaient enfin le silence dans lequel ils s'étaient murés. Ô ! Miracle, en effet! On allait pouvoir renvoyer tous les malades chez eux et fermer les hôpitaux ("les lits") psychiatriques. Une ère nouvelle était en vue...

(à l'occasion d'un spectaculaire fait divers sanglant récemment - fin 2004 - survenu sur le site d'un hôpital psychiatrique à Pau (France), on nous annonce que le ministre français de la santé proposera prochainement un moratoire de la fermeture des lits psychiatriques... C'est reconnaître qu'en France, la politique de "désinstitutionnalisation" des malades psychiatriques a continué de nos jours, bien qu'on n'en parle pas, et malgré qu'on en connaisse les inconvénients et qu'on semble préférer envoyer de nombreux patients psychiatriques dans les prisons déjà surpeuplées où ils n'ont que faire et où on ne sait qu'en faire!)

Il est cependant permis de s'interroger:
quels sont donc les médecins psychiatres belges qui, dans le privé, font appel à l'un ou l'autre malade mental chronique pour ouvrir la porte de la salle d'attente de leur consultation aux clients (exemple de petit boulot peinard)?
Quels sont les médecins psychiatres belges qui, dans le privé et quand ils sont de sortie, font appel à l'un ou l'autre malade mental chronique pour faire du baby-sitting auprès de leur(s) enfant(s) (autre exemple de petit boulot facile)?
En connaissez-vous beaucoup qui donneraient ainsi eux-mêmes le bon exemple qu'ils disent préconiser? Où donc est-elle alors, la stigmatisation, si, comme ils le disent, c'en est? Je crains qu'il ne faille pas la chercher bien loin.

Tout ce qui précède, on le sait depuis quelques années déjà. Mais y a-t-il un domaine où l'inertie et l'incurie sont encore plus difficiles à vaincre qu'en "santé mentale" et en psychiatrie?


Première publication: 24 Janvier 2005 (J.D.) Dernière modification: 16 Mai 2005

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