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SELON QUI LES DIT ET QUI LES ENTEND, LES MOTS CHANGENT DE SENS. Il en va de même des silences entre les mots, silences auxquels certains qui les écoutent substituent des mots qu'ils choisissent, inventions personnelles tirées de leur imagination.

"Je pensais à ces choses comme je lisais la psychanalyse de Freud; ce n'est qu'un art de deviner ce qui n'est point."
Alain, Propos "Signes ambigus", 17 juillet 1922

Une locution qui leur est chère revient fort souvent dans la bouche et sous la plume de nos professionnels de la "santé mentale": c'est le "non-dit". Cette expression est passée dans le langage courant, elle est "à la mode".

Par exemple, le psychothérapeute, écoutant les récits, fantasmes et délires de son patient, nous affirme assez souvent: "Ce n'est pas ce que le patient nous dit qui importe vraiment; en réalité, l'important est dans le non-dit". D'autres parfois, qui se croient médecins parce qu'ils récitent, avec assurance mais ignorance et sans trop réfléchir, l'un ou l'autre lieu commun, ragot habillé de jargon de métier, nous assènent que: "parmi les caractéristiques de la schizophrénie, on trouve une extrême sensibilité à ce qui est dit, et surtout non-dit...". Non seulement c'est faux, mais plus exactement c'est dépourvu de sens (ce n'est peut-être pas un hasard). Les textes et discours de "psys" fournissent assez d'exemples de cet abus de langage pour n'avoir pas à vous en infliger encore des exemples supplémentaires.

D'après le dictionnaire "Le Petit Robert" (édition de 1994), ces deux mots réunis en sont devenus un seul qui a acquis droit de cité dans la langue vers 1980. Ce couple de mots d'abord dépourvus tant d'existence que de substance réelles est désormais devenu un substantif à part entière et a trouvé place dans le dictionnaire. Ce dernier en donne la définition suivante: Ce qui n'est pas dit, [ce qui] reste caché dans le discours de quelqu'un. Voilà une définition qui est bien la fille de son siècle, elle sent à plein nez la méfiance systématique et morbide, la suspicion, elle mène à la délation, voire aux procès politiques de pays totalitaires, le MacCarthysme, etc., la liste de ces relents est loin d'être close.

En réalité, selon les circonstances et ceux qui en parlent, il y a une grande diversité de "non-dit(s)". Par conséquent, sous une apparence souvent bénigne, l'expression de "non-dit" peut se révéler soit insipide, soit très perverse. Elle autorise et banalise toutes les méprises, mais aussi toutes les insinuations. Et le grand public profane d'une part, les "professionnels" d'autre part, s'ils ne prennent pas la précaution d'en préciser explicitement la signification avant de s'en servir, lui attribueront à coup sûr des sens fort divers qui seront à l'origine de malentendus inextricables.

D'un côté, on pourrait donner au "non-dit" une signification commune et générale, plutôt anodine: habituellement, pour vous et moi, pauvres naïfs et crédules de bonne foi que nous sommes, ce ne serait qu'un silence de signification neutre et banale, une absence de mots n'attirant pas spécialement notre attention, car il aurait fallu, pour y prêter attention, que, déjà, d'avance, nous guettions la présence de ces mots attendus, que leur absence nous surprenne et déçoive notre attente. Dans ce dernier cas cependant, posons-nous cette question: sur quoi notre attente serait-elle alors fondée, sinon sur une sorte de procès d'intention monté par notre propre imagination?

D'un autre côté, au contraire, en lui attribuant un contenu supposé, imaginaire (mais ne devant certainement rien au hasard) , on pourra faire du "non-dit" un outil interprétatif toujours dangereux parce que par nature irréfutable. Psychologiquement orienté, tendancieux, compatible avec toutes les interprétations, le "non-dit" ainsi inventé (tel un silence artistement peuplé de sous-entendus éloquents pour celui seul qui prétend savoir les entendre et les comprendre) permet d'échafauder tous les procès d'intention qu'on voudra. Le plus souvent l'interlocuteur du moment, faisant désormais figure d'accusé, ne pourra s'en défendre efficacement: en effet, on le condamnera sur la base de ce qu'il n'aura pas dit (implicitement: qu'il se refusait à dire, mais qu'il aurait dû reconnaître et avouer).

Comment pourrions-nous, très généralement décrire, en d'autres mots, les différentes variétés possibles de "non-dit", pour en montrer, selon les cas, peut-être parfois l'innocence véritable, c'est-à-dire la vacuité, mais bien plus souvent encore, l'absurdité, voire le mensonge délibéré sous prétexte de subtilité et d'ingéniosité?

En première approximation, constatons qu'au sein d'un discours constitué d'une succession de mots distincts formant des phrases, elles-mêmes représentant des idées, des opinions, des sentiments, le "non-dit" est tout ce qui a, ou pourrait avoir, un rapport, plus ou moins direct, avec ces idées, opinions, sentiments, etc., mais que l'orateur n'a pas prononcé sous forme de mots audibles. C'est donc "tout ce qui n'est pas exprimé" très explicitement, mais dont la définition du dictionnaire postule, en prime, la dissimulation.

Pour une majorité des gens honnêtes et "sensés", dont j'ose espérer faire partie et à qui je m'adresse, le "non-dit" est tout simplement ce qui n'est pas dit, précisément parce que ce serait sans rapport avec ce dont on parle et que, justement à cause de cela, on n'a aucune raison valable d'en parler sur le moment ni, a fortiori, de même y penser. D'ailleurs, pourquoi et comment parlerait-on de ce à quoi on ne pense pas? Car penser, n'est-ce pas aussi une manière un peu particulière de se parler à soi-même (dans son "for intérieur"), même si ce n'est pas nécessairement en mots? Et si on ne pense pas à autre chose que ce qu'on dit (et se dit), pourquoi faudrait-il toujours et automatiquement en chercher la raison dans la dissimulation? Si j'entre dans une boulangerie pour y acheter de la farine, la boulangère imagine-t-elle nécessairement que je lui cache pourquoi je ne lui parle pas du pain ni de la levure qu'elle ne demanderait pas mieux que de me vendre, mais dont il se trouve que je n'y pense pas car je n'en ai pas besoin aujourd'hui?

Un autre exemple de "non-dit" est plus plausible. C'est le discours que le politicien tient aujourd'hui devant nous, qui ne mentionne surtout pas le discours qu'il tenait hier, sur le même sujet, devant un autre auditoire, car ce qu'il disait alors contredit clairement ce qu'il prétend maintenant. Replacé dans le discours d'aujourd'hui, celui d'hier peut effectivement être appelé du "non-dit".
Dans la même veine, le discours farci de circonlocutions que nous tient le psychiatre à qui nous demandons le diagnostic de l'affection pour laquelle nous lui avons adressé notre enfant, ce discours peut, lui aussi, recéler de multiples "non-dits": ceux de son ignorance éventuelle, et ceux qu'ils ne veut pas dire mais qu'il confie au dossier médical écrit que la loi lui impose de tenir.
Dans ces deux exemples, l'existence et le contenu du "non-dit" peuvent être prouvés, puisqu'il suffit, pour débusquer le "non-dit", de confronter deux discours accessibles, prétendument les mêmes, dans un cas celui du jour à celui de la veille, dans l'autre cas ce qui a été dit à ce qui est écrit, et constater les différences.

Mais si, dans une conversation, notre interlocuteur nous disait des choses évoquant pour nous des souvenirs personnels, dont nous saurions que lui-même ne pourrait avoir connaissance, nous viendrait-il à l'esprit d'appeler ces souvenirs le "non-dit" de notre interlocuteur, lui prêterions-nous nos propres souvenirs, simplement parce qu'il n'aurait pas prononcé (et comment l'aurait-il pu?) les mots que nous-mêmes aurions pu employer? Techniquement, pour nous, ces paroles non prononcées pourraient bien être du "non-dit". Mais, puisque nous l'aurions nous-même fabriqué, ce serait notre "non-dit", pas celui de qui nous parle. Et, à la différence des deux exemples précédents, nous ne pourrions en trouver la preuve d'existence que dans notre imagination.

Et comment alors qualifierions-nous le fait d'attribuer d'autorité notre pensée, notre "non-dit" à la personne qui nous fait face, peut-être même en dépit de son incompréhension, de son étonnement, de ses dénégations, puis de son éventuelle indignation si nous lui en faisions part, si nous tentions de lui imposer notre version du "non-dit"? Cela ne pourrait que ressembler fort à une démarche inquisitoriale produite par notre esprit morbide (et nous serions peut-être bien inspirés alors de prendre de longues vacances!)

Nous avons vu plus haut que, de toute évidence, une conversation - entre gens "sensés" et de bonne foi, s'entend - ne pouvait que rester muette sur l'infinité des sujets sans rapport avec l'objet de la conversation. Cette infinité de sujets passés sous silence, personne dans son bon sens ne devrait donc imaginer en faire du "non-dit" car, pour un seul mot prononcé, on devraît alors supposer tout un dictionnaire silencieux de "non-dits", ce qui non seulement serait matériellement impossible (combien de temps devrait-on y passer?) mais serait aussi totalement absurde.
Eh! Bien, vous vous tromperiez si vous pensiez ainsi. En effet, là où vous ne voyez aucun rapport d'un sujet à un autre, de nombreux "psys" en ont imaginé, ils disent les avoir trouvés, certains sont même capables d'en trouver encore d'autres, impromptu, entre tout et n'importe quoi (depuis un certain Sigmund, tout est désormais permis dans ce domaine).
Par conséquent, ils sont capables de créer n'importe quel "non-dit" et, littéralement, de vous le "mettre sur le dos" (en avant pour les chasses aux sorcières et autres joyeusetés...).
Et une fois que vous l'avez "sur le dos" (sinon ailleurs...), il n'y a évidemment qu'eux pour vous en "décharger", c'est-à-dire vous "guérir". Il paraît que ce serait "scientifique". C'est en tous cas imparable car de l'ordre de la révélation et du dogme qui ne se discutent pas. Si ces procédés ne nous paraissent guère correspondre à une sincère volonté d'aider son prochain, ils sembleraient plutôt dénoter un profond mépris de la personne humaine et trahir l'indifférence à sa souffrance. Mais cela, bien sûr, c'est du "non-dit".


Première publication: 3 Août 2003 (J.D.) Dernière modification: 3 Août 2003

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