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"Je ne pense que si je suis et je ne le sais que si je pense"

DES TÂCHES DE LONGUE HALEINE

"Mientras el cerebro sea un misterio, el universo continuará siendo un misterio."
Santiago Ramón Y Cajal

(Tant que le cerveau sera un mystère, l'univers restera un mystère)

"La question essentielle est donc celle de l'exploitation des croyances et du décervelage pour la conquête du pouvoir. C'est ce qui fait de l'accès à la connaissance une condition de la liberté."
Monique Bertaud, "La chair et le verbe"

Depuis un siècle, tout en affichant une sollicitude qu'on s'efforce de rendre sympathique et de bon ton aux yeux des ignorants de bonne volonté, on prétend soigner avec succès et même parfois guérir les personnes affligées d'affections mentales psychotiques et chroniques. Depuis près d'un demi siècle, on proclame presque chaque jour trouver de nouveaux remèdes et procédés réputés bien plus efficaces que les précédents pour traiter les prétendues "maladies" mentales. On continue pourtant d'imaginer à ces "maladies" des raisons purement psychologiques. On attribue les causes les plus diverses, inventées, fantaisistes et parfois saugrenues à des "maladies" qu'on devrait plus justement appeler des infirmités et des invalidités mentales. On prétend reconnaître (diagnostiquer?) et soigner (traiter?) des "maladies" dites "mentales" ou "psychiques" et on laisse croire qu'elles seraient d'une autre nature (?) que les maladies dites "somatiques" ou "du corps", sans pour ce faire se baser sérieusement sur de véritables preuves scientifiquement récoltées, rassemblées, vérifiées, démontrées et confirmées. On se contente de s'appuyer principalement sur des croyances ancestrales très anciennes, des idées reçues et des superstitions qu'on ne pense presque jamais à remettre en question.

On persiste à croire en des "mécanismes" socio-psycho-somatiques inventés, imaginaires, dont on dit qu'ils sont les causes à combattre (bien qu'elles soient inconnues!) et qu'ainsi on en préviendrait les conséquences (très absurdement, par une prévention a posteriori: puisque ce sont ces conséquences qu'on prétend éviter ou prévenir, mais dont seule la présence reconnue nous permet d'être alertés sur l'existence de leurs causes supposées!), et donc on ne fait que semblant d'agir, on cause et on s'agite, trop tard et inutilement autour de leurres. Pourquoi et comment alors s'étonner si les prétentions de réussites thérapeutiques annoncées sont continuellement battues en brèche, voire clairement démenties par la réalité des échecs que l'on tait pour ne pas avouer son impuissance, qu'on minimise ou qu'on dissimule prétendument par "bonté", comme on cacherait "par charité" leur fin prochaine à des moribonds? Ces échecs sont pourtant bien plus évidents et fréquents que les rares succès parfois proposés en exemples (et généralisés de façon mensongère), ces derniers d'ailleurs ne pouvant paraître convaincants qu'aux crédules impénitents et aux croyants inconditionnels du miracle. Ce constat démontre à suffisance que, exceptée la découverte (plutôt fortuite) des médicaments neuroleptiques (d'il y a un demi siècle déjà), au contraire de ce qu'on tente de nous faire croire, fort peu de réels progrès pratiques ont en fait été enregistrés depuis lors dans le traitement des troubles psychotiques chroniques.

En général, la majorité de nos praticiens du "soin psychiatrique" se contentent depuis toujours de ne se poser au sujet des "maladies" mentales que de mauvaises questions, tant et si bien qu'ils n'y trouvent aucune réponse satisfaisante ou, plus exactement, ils ne peuvent jamais en apporter que de fausses et d'inutiles, voire de fort mauvaises parce qu'elles retardent indéfiniment la recherche des bonnes. Et, par conséquent, si parfois quelques nécessaires aménagements pratiques (d'ailleurs plutôt modestes) du sort de ces malades sont proposés, ils ne sont que bien trop timidement tentés et, pourrait-on dire, leurs éventuels succès fort partiels sont dus plus au hasard d'heureuses exceptions, de cas individuels inattendus ou "inespérés" alors montés en épingles, qu'ils ne naîtraient d'un effort politique et scientifique délibérément réfléchi, soutenu et organisé de façon cohérente au bénéfice de l'ensemble des "malades".

Quelles sont donc les causes profondes de cette inertie qui dure depuis des décennies?

Elles sont probablement multiples et diverses, mais je n'en retiendrai ici que deux, qui me semblent les principales, les plus importantes. La première cause importante est cette croyance remontant à l'antiquité (et sans doute bien plus ancienne encore!) et reformulée plus près de nous par Descartes, selon laquelle l'esprit (l'âme) est une chose immatérielle distincte du corps qui l'héberge et l'abrite. Cette croyance traditionnelle persiste encore plus ou moins consciemment chez la plupart de nos contemporains avides d'immortalité personnelle (et nos psychiatres ne sont pas immunisés contre cette tendance).
Que nous soyons croyants ou même agnostiques ou athées, pratiquants d'une religion ou non, nous vivons dans des sociétés où nos religions , établies depuis fort longtemps, entretiennent toutes dans ces sociétés la croyance que l'âme (l'esprit) survit à la mort de son "enveloppe corporelle". Cette affirmation réifie bien l'esprit (l'âme), même si on admet - sans pouvoir expliquer ni préciser de façon rationnelle ce que cela signifie - qu'il serait immatériel et fait d'une substance pour le moins fantomatique et indéfinissable.
Cette conception (cette conviction qui ne repose sur rien d'autre qu'une sorte de foi sentimentale ou viscérale se passant de preuves), certains s'en autorisent pour dire que les affections psychiatriques, dont les psychoses chroniques, sont des "maladies de l'esprit et non du corps", des maladies de "l'esprit blessé par son vécu" (c'est-à-dire par la famille, par la société, par les malheurs, les deuils etc.,). Ils croient donc pouvoir "guérir" ou traiter "l'esprit blessé" par des méthodes de "rééducation de l'esprit", c'est-à-dire seulement par l'écoute de la parole des malades et diverses manipulations langagières pratiquées par les thérapeutes.
C'est là une résurgence, en pleine époque moderne, éclairée et "scientifique" (?!), des croyances primitives en la magie et au surnaturel, au paranormal, c'est le renoncement à la logique, à l'esprit critique, au bon sens commun et au vrai savoir (même à celui pourtant déjà acquis et confirmé).

La deuxième cause importante, d'ailleurs étroitement liée à la première, résulte du sentiment très répandu et toujours partagé également - consciemment ou non - par de nombreux psychiatres, selon lequel les humains feraient partie d'une élite privilégiée (et "supérieure" à toutes les autres espèces) dont les membres seraient les seuls à être dotés d'une âme, de conscience et de langage; ils seraient l'aboutissement suprême du règne vivant, cette élite (faite à l'image même d'un créateur divin) dont les autres représentants du monde animal - "inférieurs et serviteurs" - seraient exclus. Pour de nombreux "psys" par conséquent, l'expérimentation et la recherche sur les animaux, telles qu'elles sont pratiquées en biologie et en médecine expérimentale, ne peuvent présenter aucun intérêt pour la psychiatrie. Ils sont persuadés que les résultats de recherche sur les animaux ne peuvent en aucune façon se transposer à l'Homme (l'espèce humaine), ils n'apporteraient non plus aucun éclaircissement ni sur les mécanismes mentaux "normaux" et leurs origines, ni sur les traitements possibles des affections mentales, toutes "choses" qui, comme la "spiritualité", la parole, le rire et les larmes sont, paraît-il, le propre de l'Homme (bizarrement, on omet prudemment d'évoquer ces autres "qualités" au moins aussi uniques à l'espèce humaine que semblent être l'arrogance, la suffisance et la connerie).

Ces convictions se réflètent, entre autres dans des vitupérations sarcastiques de certains de nos "psys" à l'encontre des recherches des causes génétiques et biologiques des psychoses, sur le thème: "...les souris, rats et autres cobayes de laboratoire ne parlent pas et n'ont pas nos états d'âme...". Mais elles ont surtout pour très grave conséquence que la plupart de nos professionnels méprisent et se détournent d'une recherche biologique digne de ce nom dans le domaine des affections mentales. Ce désintérêt pour l'approche "scientifique" encourage, bien à tort, nos professionnels à se cantonner dans l'illusoire facilité des seules spéculations et "disputations scolastiques" dites "philosophiques", qu'ils tentent de faire passer pour de la "science" mais qui ne sont en réalité que des mises en scène de fantasmes oniriques et des fables s'efforçant de camoufler l'ignorance tout en la justifiant, en la cultivant et en pensant l'embellir par des apparences de belle rhétorique et de fausse poésie.

Pourtant, l'utilité et la validité des modèles animaux pour l'étude des troubles psychiatriques ont été bien reconnues et expliquées déjà depuis longtemps (voyez par exemple www.acnp.org) et actuellement ces modèles, grâce aux progrès récents des méthodes de génétique et de génomique, sont porteurs d'espoirs accrus qui n'ont rien d'utopique. De nombreuses équipes travaillent activement au décryptage des gènes intervenant dans le développement, par exemple de la schizophrénie (voyez schizophreniaforum.org, PDF, 41 pages, 675 KB).

Déjà, de l'ensemble de ces travaux très prégnants se dégage fort clairement une première évidence que j'avais signalée dans un article précédent: chaque signe "extérieur" ou "symptôme" prétendument caractéristique de l'une ou l'autre affection psychotique chronique dite "spécifique" peut souvent être reproduit expérimentalement chez l'animal par plus d'une altération d'un ou différents gènes distincts (présents aussi bien chez l'animal que chez l'homme). Non seulement cette observation justifie et accentue le doute qui n'a jamais cessé d'alimenter la controverse sur la pertinence biologique des classifications cliniques des affections mentales psychotiques. Elle nous montre tout aussi clairement que la seule approche dite "top down" du fonctionnement mental, telle que pratiquée par notre psychologie et notre psychiatrie actuelles, n'apportera jamais aux questions posées par leurs praticiens sur les "causes" de telle ou telle "maladie mentale" que des réponses non univoques parmi lesquelles le "bon choix" ne pourra se faire qu'au hasard et arbitrairement (v. Entêtement).

Tous, nous devrions enfin accepter de reconnaître que pour parvenir un jour à limiter la survenue des affections mentales chroniques, pour être capables un jour de soigner efficacement celles qui se seraient malgré tout développées, nous devons d'abord rétablir les vraies priorités. Ces priorités sont l'urgence de la recherche biologique et de l'aide pratique et matérielle aux "malades", et elles prennent le pas sur toutes les autres. En effet, la philosophie de la conscience et de l'esprit, la théologie, la littérature d'imagination et tous les arts en général, si nécessaires soient-ils chacun au bonheur des individus, ne peuvent avoir d'existence réelle ni de sens véritable pour eux s'ils sont mentalement (ce qui veut bien dire physiquement, organiquement, matériellement) incapables de se les inventer, de les apprécier et d'en jouir un minimum.

Il faut activement acquérir le savoir indispensable permettant de rendre aux malades leurs capacités. Pareille recherche scientifique, pareil apprentissage d'acquisition des connaissances et de mise en oeuvre du savoir acquis sont des tâches de longue haleine, jamais terminées. Raison de plus pour ne pas systématiquement les remettre à plus tard. Apprenons d'abord ce qui nous est accessible et donc possible de faire, nous pourrons philosopher et rêver au reste et à autre chose, tout à notre aise, mais ensuite seulement...


Première publication: 11 février 2008 (J.D.) Dernière modification: 18 février 2008

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