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Schizophrénie, psychiatres et psychanalystes
(Des mirages qui prétendent guider le voyageur mais qui l'égarent)
(Réflexions d'un histologiste et neuroanatomiste à la retraite, père de malade)

"Everyone acknowledges that there can be no learning without innate circuitry to do the learning."
Steven Pinker: "The Blank Slate",
p. 35. Penguin Books, London 2003, ISBN 0-140-27605-X
"Tout le monde reconnaît qu'il ne peut y avoir aucun apprentissage en l'absence de circuits nerveux innés dédiés à l'apprentissage."

"Un songe aussi n'a d'existence que fictive, de sens qu'absurde, et seulement en celui qui le songe. Il n'en est pas moins vrai qu'il s'est produit... Ce qui risque, seul, d'être imaginaire, c'est l'explication qu'on en peut offrir."
Henri Bosco: "Sabinus", Gallimard, Paris 1957, p. 106

"Car le souvenir n'est qu'un songe où l'on est un peu ce qu'on fut et beaucoup plus ce que l'esprit en imagine..."
Henri Bosco: "Un oubli moins profond", Gallimard, Paris 1961, p. 40

Le grand public et même de nombreux médecins ignorent presque tout des problèmes que les troubles mentaux chroniques posent à ceux qui en sont atteints et à leur entourage. Ni les uns ni les autres ne comprennent guère mieux les raisons des disputes, elles aussi chroniques et périodiquement rapportées par les médias, opposant entre elles les diverses corporations de spécialistes qui revendiquent la capacité (c'est-à-dire "les compétences") et "le droit" de soigner les victimes de ces affections. Chacun, tant qu'il se croit, lui et les siens, en bonne santé, habituellement se désintéresse de ces questions, car nous sommes tous et toujours persuadés qu'elles ne concernent que les "fous" et que ceux-ci, bien sûr, ne peuvent être que "d'autres que nous" vivant sans doute "ailleurs".

Par conséquent, tous tant que nous sommes, nous nous retrouvons complètement démunis dès que la maladie mentale nous éclate à la face, survenant chez l'un de nous, chez un parent, un enfant, un proche, un être cher. Nous cherchons alors à savoir ce qu'est cette catastrophe et à quoi elle est due, nous voulons la comprendre, car ses manifestations et leurs multiples conséquences de toutes natures ne peuvent que nous submerger, voire nous anéantir. Nous ne pouvons nous empêcher de désirer savoir ce que, peut-être, nous aurions pu et dû faire pour la prévenir. Mais une fois l'affection déclarée, nous ne pouvons plus qu'espérer parvenir, le mieux (moins mal) possible, à en atténuer et à en surmonter les effets.

Schizophrénie, psychiatrie, psychanalyse qui n'étaient jusqu'à présent que des mots, des noms lointains et de signification floue, deviennent brutalement d'innombrables choses bien réelles, bien présentes, envahissantes quoique mystérieuses et inquiétantes, menaçantes, d'apparence compliquée, toujours peu ou mal expliquées, rarement voire jamais maîtrisées de manière satisfaisante.

Le nom de schizophrénie a été inventé et d'abord utilisé par le psychiatre suisse Eugen Bleuler en 1913, pour désigner un trouble mental chronique sévère survenant chez des individus généralement jeunes. Cette affection correspondait à ce que le psychiatre allemand Emil Kraepelin, dans les dernières années du XIXième siècle, appelait la dementia praecox (la folie précoce).

Mais, "la schizophrénie", qu'est-ce donc? Qu'en disent, de nos jours, ceux qui sont censés le savoir, qu'en disent nos "psys" modernes et post-modernes? Si nous interrogeons à ce sujet nos experts "psy" francophones, nous déclenchons habituellement chez eux un déluge de discours qui ne nous éclairent pas vraiment. Ce sont, le plus souvent, d'interminables tirades qui, à l'analyse, se révèlent soit incohérentes ou se contredisant l'une l'autre au fil du temps, soit n'être que des pétitions de principe, ou même s'avèrent être totalement creuses. Ce constat vaut aussi pour le contenu de nombreux livres publiés sur le sujet par d'éminents professeurs (francophones) de psychiatrie ou par des psychiatres réputés (la notoriété - "l'autorité" - de ces derniers tenant souvent à la longueur apparente de leur C.V., à leurs talents de relations publiques - leur "charisme" - , ou encore à des distinctions honorifiques, méritées sans doute, mais peut-être sans rapport direct avec leur profession, plutôt qu'à leur efficacité thérapeutique éprouvée ou à des succès thérapeutiques dûment constatés).

A quoi peut donc tenir cette difficulté à extraire de nos psychiatres des informations compréhensibles et utiles aux profanes?
Le grand public oublie souvent que la psychiatrie n'est devenue une spécialité à part de la médecine et n'a pris son essor que dans le dernier quart du XIXième siècle. Une majorité des grands "diagnostics" psychiatriques, c'est-à-dire les dénominations de troubles mentaux utilisées aujourd'hui encore, datent en fait d'une période à cheval sur la fin du XIXième siècle et le début du XXième!
A cette époque-là, nos connaissances en biologie - et par conséquent aussi les connaissances médicales - étaient encore balbutiantes et lacunaires en comparaison de nos connaissances actuelles. Les moyens techniques indispensables à l'investigation scientifique de la composition, de l'architecture, de l'organisation et des mécanismes du fonctionnement de notre corps n'étaient pas encore disponibles, ou n'étaient que fort rudimentaires. La structure fine de notre cerveau était alors inconnue.

Qu'on y songe: pierre angulaire des neurosciences, la théorie du neurone (la cellule nerveuse, unité fondamentale de notre cerveau), basée sur les travaux du prix Nobel Santiago Ramon y Cajal (1909-1911!) n'a reçu de confirmation définitive et n'a été unanimement acceptée que bien plus tard, après 1940, avec l'avènement du microscope électronique! Même en ce début de XXIème siècle, les relations extraordinairement intriquées des neurones entre eux (leurs connexions, le cablage "fin" dans cet enchevêtrement inextricable de fins prolongements nerveux que les cytologistes appellent le "neuropile") sont très loin d'être démêlées dans de très nombreux territoires corticaux cérébraux. Même si nous savons qu'à elle seule, elle ne pourra pas expliquer "l'âme" comme certains peut-être voudraient l'espérer, la connaissance détaillée aussi complète que possible des "plans de construction" de notre "machine biologique cérébrale" reste néanmoins une condition préalable obligée pour la compréhension de nos fonctions mentales, de notre "psychisme", qu'il soit "normal" ou non.

Par conséquent, en ces débuts [nécessairement] purement spéculatifs de la psychiatrie, mais peut-être aussi souvent aujourd'hui encore, nos fonctions mentales, qu'elles nous parussent "normales" ou détériorées, c'est-à-dire "pathologiques", ne pouvaient qu'être conçues et inférées très indirectement et seulement de l'observation et de la description de leurs manifestations extérieures accessibles à nos sens (visibles, audibles etc.)

Ensuite, on en était réduit à regrouper les manifestations extérieures jugées "anormales" ou "pathologiques" dans un même tableau descriptif selon qu'elles apparaissaient ensemble chez la même personne, ou au contraire on les répartissait dans des tableaux distincts quand elles ne coexistaient pas (ou seulement rarement) chez un même malade. A chacun de ces tableaux on attribuait alors un nom des plus "savants" (si possible plein de racines grecques!) qu'on tentait de rendre évocateur, soit du tableau visible ("clinique") lui-même, soit de la représentation que son inventeur se faisait de ses causes et mécanismes de production (représentation ou interprétation qui devait forcément rester hypothétique et non vérifiable).
C'est ainsi qu'en quelque sorte "naissait" et était baptisée une nouvelle maladie mentale qui prenait désormais place dans le répertoire nosologique médical et psychiatrique (dans la classification des "maladies" mentales établie sur la base de la seule description de leurs manifestations). Par la suite, si un autre malade présentait un "tableau clinique" assez comparable à l'original figurant dans ce catalogue psychiatrique, son affection pouvait, à son tour, en prendre le nom. Ainsi se posait et se pose encore de nos jours le diagnostic psychiatrique.

Ce très bref rappel excessivement simplifié n'avait d'autre ambition que d'attirer l'attention sur une des faiblesses constitutionnelles majeures de notre psychiatrie que le profane a trop tendance à oublier, ou même qu'il ignore. De toute évidence, la démarche diagnostique évoquée ci-dessus ne peut, à elle seule, fournir aucune piste quant aux origines (les causes) et aux mécanismes cérébraux conduisant aux manifestations extérieures du fonctionnement cérébral perturbé. Aujourd'hui encore, faute de tenter de profiter au mieux possible des quelques moyens techniques d'investigation du cerveau plus récents et plus sophistiqués dont nous commençons enfin à disposer, c'est pourtant cette approche intuitive et nosographique qui prévaut très majoritairement chez nos psychiatres praticiens.

C'est pourquoi, même si nos "psys" tentent parfois de nous décrire comment ils imaginent que "la" schizophrénie se manifeste, ils ne peuvent pas vraiment nous dire "ce qu'elle est". Ils ne parviennent qu'à nous énumérer, perdus parmi les néologismes et les méandres d'une phraséologie tortueuse, dans le jargon occulte qu'ils affectionnent, les signes et symptômes figurant, sous forme de liste synthétique, au chapitre intitulé "schizophrénie" de l'un ou l'autre bréviaire psychiatrique faisant autorité. Pareilles listes de "symptômes" ne sont pas plus des indications de causes ni des explications de la genèse de ces signes que quand, à Géronte qui lui demandait d'où venait que sa fille était muette, Sganarelle répondait, mais cette fois sans détours et avec une rafraîchissante simplicité: "Il n'est rien de plus aisé. Cela vient de ce qu'elle a perdu la parole." (Molière, "Le Médecin malgré lui").

L'incertitude où l'on est toujours des véritables causes de "la" schizophrénie, et les difficultés rencontrées pour vérifier les hypothèses imaginées à son sujet et à propos des mécanismes conduisant à ses manifestations morbides, ont entraîné, dès les premiers pas de la psychiatrie naissante, mais de nos jours encore, des conséquences auxquelles on aurait dû s'attendre mais dont il était difficile de se protéger.

Répétons-le encore avec insistance: face à l'ignorance générale de la biologie du cerveau et de son fonctionnement, la psychologie et la psychiatrie, à leurs débuts, ne pouvaient être qu'intuitives et spéculatives, conjecturales et philosophiques, dirions-nous. C'est ainsi que les idées philosophiques prédominantes du dualisme, c'est-à-dire de la séparation de l'esprit et du corps, héritées du judéo-christianisme et de Descartes (ce que certains ont appelé la théorie du fantôme dans la machine), ces idées ont inspiré aux "psys" leurs concepts diagnostiques et thérapeutiques initiaux et les influencent encore aujourd'hui: pour beaucoup, les "maladies de l'esprit" et la "médecine de l'esprit" n'ont toujours que peu de rapports (voire aucun) avec le corps matériel, organique, biologique, qui pour eux ne sert que d'enveloppe et de support matériel à l'esprit immatériel. C'est ce qu'on a appelé la psychiatrie sans cerveau.

Pour les "psys" héritiers et gardiens actuels de cette tradition, il n'est donc question que de l'esprit, non du corps, et pour eux, l'esprit reste de nature littéralement métaphysique, c'est une sorte de mystérieuse et insaisissable nuée qui commande au corps et qui, parfois, pourrait même rendre ce dernier malade (la "somatisation"!). Toutes les convictions non vérifiables (les croyances par opposition au savoir) de chacun sur la nature de l'esprit, du fait même qu'elles ne sont pas testables, sont respectables au même titre que le sont, par exemple, les religions. Elles sont donc légitimes. Rien n'interdit à personne ("tout le monde, n'importe qui", médecins ou non, psychologues ou non, philosophes de métier ou amateurs plus ou moins éclairés sinon illuminés) de philosopher à tout va et d'échafauder, intuitivement, des théories pseudo-"psychologiques" explicatives de la schizophrénie (et des "psychoses" en général), en dédaignant délibérément et superbement de savoir (et d'apprendre!) quoi que ce soit des extraordinaires caractéristiques et propriétés de ce litre et demi de gelée, de cette méprisable quoiqu'indispensable viande molle et blanchâtre dont notre crâne est farci.

On peut sans difficulté se représenter qu'à l'aube de la psychiatrie, la grande ignorance où l'on était encore de la biologie et l'absence de moyens techniques d'investigation scientifique aient contraint la majorité des psychiatres à compenser les inévitables carences des sciences d'alors par des spéculations théoriques invérifiables et des rêveries "philosophiques". Justifié par la croyance en l'immatérialité de l'esprit pourtant considéré comme une "chose", et, en même temps entretenant cette croyance, cet expédient autorisait de "philosopher" sur les troubles mentaux en ignorant délibérément la biologie (la biologie, toujours présentée par certains aujourd'hui comme une "réduction mécaniste" de l'esprit à la "matière", à l'"animalité", et perçue péjorativement) pour expliquer la genèse des maladies mentales, et pour n'imaginer, en fait de thérapeutique, que des moyens "psychologiques" basés sur ce que, sans doute, on devrait appeler des "concepts d'abstractions d'hypothèses invérifiables" (l'ordre exact de ces "substantifs" importe peu!).

Malheureusement, l'intimidante et sans doute décourageante complexité des connaissances et des technologies qui entrouvrent enfin l'accès à la compréhension du fonctionnement de notre cerveau - organe en lui-même déjà un gigantesque labyrinthe si compliqué! - semble avoir dissuadé une majorité de nos psychiatres francophones de s'investir dans les neurosciences. Les progrès de ces disciplines, sans doute trop lents, voire peut-être trop ardus à leur goût, leur paraissaient ne promettre, - peut-être! - de résultats qu'à ce point lointains qu'ils en devenaient chimériques et à jamais inaccessibles.
C'est ainsi qu'on peut supposer qu'ils aient préféré et se soient habitués à faire de leur spécialité un exercice moins contraignant, plus spéculatif et philosophique qu'empirique, biologique et médical. Et une fois les mauvaises habitudes prises, nous savons que le danger est grand de s'y accrocher...(C'est bien Pascal qui déjà écrivait: "Lorsqu'on est accoutumé à se servir de mauvaises raisons pour prouver des effets de la nature, on ne veut plus recevoir les bonnes lorsqu'elles sont découvertes ", paroles souvent oubliées de ceux qui devraient les mettre à profit).

Il fallait donc s'y attendre: à la longue, se ségrégeant de la biologie et de ses progrès, et refusant d'en tenir compte, voire de s'en instruire, les spéculateurs purs sur le psychisme (les penseurs philosophant) ont petit à petit laissé leurs théories se fossiliser en dogmes quasi théologiques. Figés, ceux-ci allaient enfanter et proposer autant de thérapies qui ne pouvaient être qu'hypothétiques et vouées à l'obsolescence rendue inéluctable par l'évolution rapide des sciences. Cette péremption, aujourd'hui de plus en plus évidente, n'est toujours acceptée qu'avec répugnance, voire ignorée de nombreux thérapeutes.

S'autoriser à ne mettre, aujourd'hui encore, effectivement en pratique que des "thérapies" théoriques fondées sur des concepts dépourvus de toute assise matérielle (et bien souvent controuvés par ailleurs), pour traiter, avec fort peu de succès véritables (s'ils existaient, ils seraient la seule justification admissible), des malades réellement et bien concrètement atteints, c'est là faire un pas de trop, aucune éthique ne me paraît le justifier, il vaudrait mieux se l'interdire!

Une difficulté d'autre nature est, elle aussi, souvent oubliée. Bien que, au premier abord, elle puisse paraître d'importance secondaire, on aurait tort de l'ignorer ou de la minimiser. Elle constitue un important obstacle à la diffusion, à la transmission et au progrès des connaissances et de la compréhension des affections mentales chez ceux chargés, en principe de les guérir, en pratique de les soigner. Cette difficulté porte donc sur l'enseignement de la psychiatrie et intéresse en premier lieu ses enseignants. Ne l'oublions pas: ceux qui, demain, exerceront la psychiatrie ne feront que mettre en pratique ce qu'ils auront compris et retenu de ce qu'on leur aura enseigné aujourd'hui.

Nous devrions toujours garder à l'esprit que, pas plus qu'une description si détaillée soit-elle, par exemple de la Joconde, ne peut faire voir le célèbre tableau de Léonard de Vinci à quelqu'un qui n'en aurait jamais contemplé de ses propres yeux ni l'original ni, à la rigueur, une bonne reproduction, de même aucune description ni énumération des signes (des "symptômes") présentés par un malade schizophrène, ni quelques entretiens d'une heure ou deux tête-à-tête avec lui ne peuvent permettre à qui que ce soit de se faire ne fût-ce qu'une ébauche de représentation assez fidèle de ce qu'est, pour ce malade-là, "la" schizophrénie dans toute la réalité de sa vie quotidienne.

Seuls ceux qui vivent en permanence avec une personne malade mentale et qui l'ont connue avant que les troubles ne se déclarent sont capables de se faire "une idée" assez fidèle de l'affection, et cette tâche requiert, entre de nombreuses autres choses, d'abord énormément de temps. A la manière dont ils en parlent, on se rend compte que cette constatation vaut également pour les professionnels de la "santé mentale". En effet, on peut aisément vérifier que ce sont, parmi eux, ceux qui eux-mêmes ont un proche atteint par la maladie qui, d'habitude, en parlent le mieux, ceux qui n'en disent pas trop de sottises.

Tout ce qui précède laisse supposer, de manière très plausible me semble-t-il, que les gens, dans leur grande majorité, y compris les professionnels de la "santé mentale", risquent de ne savoir, en fait, que fort peu de chose sur "la" schizophrénie. Car comment faire saisir, transmettre, dans notre système actuel d'enseignement de la médecine - et de la psychiatrie -, ces particularités des maladies mentales qui ne peuvent tenir ni dans des descriptions livresques, ni dans des conférences et cours ex cathedra, ni même se laisser entrevoir lors de quelques "entretiens" de durée limitée avec des malades sortis de leur contexte de vie? (littéralement: des poissons tirés pour un instant hors de l'eau).

En effet, tout comme "l'esprit" n'est pas une "chose" mais un processus (un enchaînement perpétuel d'actions et de réactions physico-chimiques à de multiples niveaux), la schizophrénie n'est pas non plus une "chose". Elle est une histoire qui s'écoule, qui se vit, qui est subie et n'est "connue", peut-être (!), que de chaque malade lui-même. Cette histoire diffère d'un malade à l'autre; chez un même malade, elle change de cap d'un moment au suivant. Mais en même temps, c'est précisément la maladie qui ôte à chaque malade les moyens de communiquer à autrui ce qu'il vit. Sans doute même n'en garde-t-il lui-même, dans ses instants de lucidité (ceux qu'il a!), que des souvenirs certes pénibles, mais nécessairement peu fidèles, brouillés et désordonnés, où les émotions, éventuellement fortes mais confuses, prennent le pas sur le fil emmêlé de l'histoire et le cassent.

De ce film permanent qui se déroule principalement hors de leur présence, les professionnels ne peuvent observer que quelques instantanés figés, saisis ou dérobés par intermittence et au hasard. Ils ne peuvent tenter d'en reconstruire le scénario qu'en suppléant eux-mêmes, sortis de leur imagination personnelle, la grande majorité des innombrables images et épisodes successifs qui, nécessairement, leur échappent chez leurs patients.

Ce seront donc des résumés reconstruits, synthétisés à partir d'assemblages de fragments de ces scénarios (à la manière d' une sorte de récit d'une vie quotidienne imaginaire des dinosaures, reconstituée d'après la description de quelques unes de leurs vertèbres ébréchées) qui seront rassemblés, accumulés et reproduits dans les manuels et traités de psychiatrie. On les exposera et répétera aussi, année après année, ex cathedra dans les amphithéatres des Facultés de médecine.
Ces synthèses abrégées et idéalisées, desséchées, ont-elles encore quelque lointaine ressemblance avec une réalité vécue? Pourront-elles étroitement se superposer à la réalité individuelle d'une personne donnée parmi toutes les personnes possibles quand, le moment venu, le professionnel se trouvera, et pour peu de temps seulement, face à elle? Le professionnel pourra-t-il, en toute certitude et confiance, reconnaître et établir cette correspondance en quelques dizaines de minutes (grâce à la seule description mémorisée d'un sourire qu'on n'a pas vu soi-même, reconnaître un air de famille avec la Joconde)? Le doute est permis.

La maladie est vécue aussi, quoique d'autre façon, par la famille du malade qui peut, plus aisément que le malade lui-même, en observatrice permanente, extérieure mais néanmoins privilégiée (si l'on peut dire!), en faire la description et le récit (la relation). Mais, à nouveau, tout comme on ne fait pas voir la Joconde en la décrivant, comme on ne fait pas non plus entendre une symphonie en en montrant la partition à qui ne lit pas la musique, tout ce que les membres de la famille disent de leur malade ne peut être réellement compris que d'autres familles vivant une aventure analogue. Je n'ai donc pas tenté de reprendre ici des énumérations de signes et de symptômes avec leur description, tous comptes faits peu évocatrices et déjà maintes fois ressassées ailleurs (on pourra, si on le désire, les retrouver dans le dossier sur la schizophrénie au format .PDF ou .HTML).

Cependant, J. Allan Hobson a indiqué une approche des plus suggestives qui permet de faire entrevoir quand même ce qu'est la schizophrénie à ceux qui ne la connaissent pas. Ce psychiatre de Harvard a fort justement souligné les étonnantes similitudes qu'on peut observer entre états de conscience, d'une part chez les malades schizophrènes éveillés et, d'autre part, chez les personnes bien portantes en train de très naturellement rêver pendant leur sommeil. Résumons ainsi les observations de Hobson: les malades schizophrènes rêvent en permanence tout éveillés un cauchemar intérieur auquel vient se mêler la réalité extérieure ambiante, sans pouvoir les démêler l'une de l'autre. Contrairement aux personnes bien portantes qui sortent de leur rêve lorsqu'elles se réveillent, les malades schizophrènes ne parviennent pas à s'échapper (s'éveiller) de leur rêve.

Pour avoir tous rêvé nous-mêmes, nous savons que nous aussi, nous avons joué dans nos rêves des rôles absurdes subis sans pouvoir les contrôler, à la manière passive d'une marionnette totalement impuissante face aux événements; sans aucun étonnement, quoiqu'avec parfois de fortes émotions (plus souvent de peur que de joie), nous assistions et participions dans nos rêves à des scènes impossibles dont les notions de temps et d'espace géographique étaient absentes ou indéfinies. Pourtant, ni l'absurdité, ni le ridicule parfois, ni l'impossibilité des situations rêvées ne nous étaient sensibles tant que nous rêvions, la logique et l'esprit critique (notre raison) ne reprenant leurs droits qu'au réveil.

Les scientifiques d'aujourd'hui savent que la genèse des rêves ne dépend aucunement de leur contenu comparable à un puzzle en désordre, mais qu'ils sont le résultat de l'activité spontanée de notre cerveau déconnecté de l'extérieur (travaillant en "vase clos"), activité qui se poursuit même pendant le sommeil, mais de manière très différente de ce qu'elle est à l'état de veille. Les neurones cérébraux contrôlant l'activité du cerveau pendant le sommeil et pendant la veille ne sont, en effet, pas les mêmes.

On remarquera aussi, dans les deux citations de l'écrivain français Henri Bosco (qui n'était pas psychiatre!) reprises dans les encadrés ci-dessus, que ce merveilleux rêveur, conteur et romancier (ami proche du neurologue belge Ludo van Bogaert) était bien plus lucide et perspicace que Sigmund Freud sur ce qu'une personne devenue adulte peut honnêtement prétendre attribuer de ses propres rêves actuels à l'enfant qu'elle se souvient avoir été dans sa petite enfance.

Quoi qu'en disent de nos jours les admirateurs et adorateurs de Sigmund Freud et ses successeurs, on peut estimer que la psychanalyse n'a fait que remplacer ou adjoindre à l'homunculus de Descartes, au "fantôme dans la machine" (dans la glande pinéale située au sommet du cerveau), le "ça", le "Moi" et le "Surmoi", soit trois fantômes ou lutins tout aussi imaginaires, autonomes et dépourvus de tout substrat matériel, entrant en compétition et se contrariant mutuellement dans notre tête.

Les psychanalystes actuels accordent toujours une grande importance à la signification des rêves, et la "clef des songes" fantaisiste inventée par leur maître Freud (die Traumdeutung) leur sert toujours pour l'interprétation des troubles mentaux ("psychiques") et des délires qui les accompagnent.
Ils persistent et s'obstinent, par l'interprétation du discours des patients psychotiques, à vouloir "trouver du sens à la psychose" et "donner du sens aux symptômes" et se refusent à admettre que, justement, ils cherchent un sens (et le fabriquent eux-mêmes) là où il ne peut être: par exemple dans le contenu des rêves et des délires, ou encore dans des souvenirs (supposés, inventés ou même suggérés) chargés a posteriori d'émotions et auxquels, à nouveau, ils attribuent des interprétations arbitraires et invérifiables, mais dont ils convainquent leur patient par la suggestion et la force persuasive de leur autorité.
Ni le malade schizophrène lui-même, ni le thérapeute ne sont en mesure de séparer, dans le verbiage du malade et dans ses récits décousus, ce qui est du domaine des rêves de ce qui tient du passé réellement vécu. L'interprétation - d'ailleurs parfaitement fantaisiste - par "symboles" et "analogies" des délires ne peut, elle non plus, que leur prêter et renforcer une illusion de réalité, elle ne fait que les accréditer abusivement. Par là même, elle équivaut à encourager et à enfoncer le malade dans sa maladie. Freud lui-même avait renoncé à soigner les psychotiques; ses successeurs et emprunteurs d'aujourd'hui, en l'oubliant, font le plus grand tort aux patients.

La démarche de ces thérapeutes est celle de tous les oracles, devins, sibylles, augures et autres aruspices ayant exercé leur art (ou commerce?) depuis l'antiquité (et sans doute même auparavant). Elle procède d'une pensée magique, prélogique. Tous, depuis les mages antiques jusqu'aux [psych]analystes actuels, ils interprètent les rêves, délires, fantasmes et hallucinations (leur "donnent du sens") selon une "herméneutique" ou en suivant les recettes fantaisistes de la Traumdeutung de Sigmund Freud (et, déjà bien avant ce dernier, les énumérations grotesques du caustique "Bouvard et Pécuchet" de Gustave Flaubert - mort en 1880! - en donnaient un bel avant-goût ). De manière plus expéditive encore, ils peuvent aussi leur "donner du sens" (Bedeutung en allemand), rien que d'après leur fantaisie personnelle du moment.

Cette démarche, elle est la même que celle par quoi on voudrait me faire croire que si je ramasse un livre qui, spontanément s'ouvre de préférence à une page donnée, c'est par la magie de mon "inconscient" que précisément cette page-là est "choisie". La clef du contenu de mon "inconscient" se trouverait dans le texte de cette page (interprété par "l'expert", bien sûr!). Et si moi, par contre, je pense que le livre s'ouvre à cette page, soit par hasard, soit parce que les feuillets écornés favorisent l'ouverture à cette page-là plutôt qu'à une autre, ces magiciens me traiteront avec commisération de béotien "mécaniciste" rabaissant l'esprit à de la cybernétique.

Cette démarche, elle est aussi comparable à celle qui, chez des cheminots imaginaires par exemple, consisterait à chercher la cause du déraillement de tel train de voyageurs dans la personnalité ou la profession des passagers des wagons renversés; si le train transportait des marchandises, on pourrait rechercher la cause de l'accident dans la nature des marchandises transportées. Peut-être même pourrait-on aller jusqu'à s'efforcer d'établir une subtile relation de cause à effet entre le déraillement et les antécédents familiaux des habitants riverains de la voie ferrée. Mais si quelqu'un s'avisait de proposer de vérifier attentivement l'état de la voie ferrée elle-même, de ses aiguillages, ou l'état des essieux des wagons, on le traiterait avec condescendance de "mécaniciste" platement dépourvu d'imagination.

Cette démarche, c'est aussi la même que celle qui voudrait que quand je téléphone à un ami et que, ce jour-là, systématiquement, un inconnu me répond à sa place, dans une langue qui m'est incompréhensible, par un déluge de phrases qui, à chacune de mes tentatives, prennent un ton de plus en plus furieux, ce serait mon "inconscient" qui m'aurait poussé à composer un numéro erroné. Les magiciens me diront cette fois de consulter un ethnopsychiatre. Il interprètera les hurlements téléphonés de mon correspondant furibond, y lira le contenu de mon "inconscient" qu'il m'aidera ensuite à découvrir. Si je suggère alors à ces illusionnistes que, vraisemblablement, le central téléphonique est responsable de l'erreur de communication et qu'il faudrait plutôt signaler le dérangement à la compagnie des téléphones, ils me rétorqueront vraisemblablement que je ne suis qu'un lamentable "scientiste". Si néanmoins je persistais et demandais à essayer de joindre mon ami par une autre ligne, ces apologistes forcenés du "tout psychique", vilipendant ce qu'ils appellent le "tout biologique", ne manqueraient certainement pas de me traiter de "positiviste obtus" et de "sceptique empiriste, à la limite demeuré" (équivalant sous-entendu de pauvre c...).

Qu'il me soit permis de citer ici une opinion d'un philosophe et enseignant universitaire qui s'est beaucoup préoccupé de psychothérapies et de psychanalyse (v. Dialogue avec Mikkel Borch Jacobsen). Je serais personnellement tenté d'adopter une position assez voisine de la sienne, selon laquelle "[...] la pratique psychothérapique [qui] n'est jamais qu'un passe-temps comme un autre entre deux "consenting adults". Il nous dit aussi, à mon avis très justement: "Le débat actuel [sur la règlementation des psychothérapies] vient du fait que les psychothérapeutes (notamment les psychanalystes) prétendent offrir plus qu'un passe-temps."
Il précise cette dernière affirmation en ajoutant: "Les gens qui forment la clientèle des psychothérapeutes jouent à être malade, selon des règles qu'ils apprennent dans l'air du temps, et ils jouent à guérir. Ce jeu est très sérieux, douloureux, pénible, mais c'est un jeu quand même (si ce n'est pas un jeu, on est dans le domaine de la médecine.)(souligné par moi).

Je voudrais même, un peu plus encore que ce philosophe, accentuer la critique. Ceux qui "jouent au jeu douloureux d'être malade", ce sont ces personnes qui, à toutes les époques, ont souffert (ou souffrent) d'un certain "mal de vivre", parfois de bon ton ou plus ou moins à la mode, ceux que le Dr Fuller Torrey appelle les "worried well". Loin de moi l'intention de leur contester le droit de "passer le temps" chez les psychothérapeutes. Mais les psychothérapeutes prétendent effectivement offrir plus qu'un passe-temps, plus qu'un jeu: ils laissent entendre qu'ils proposent une cure. Et une cure, étymologiquement, ce sont bien des soins destinés à guérir d'une maladie (sauf peut-être pour ceux qui prendraient des vacances pour s'offrir, soit une "cure thermale", soit une "cure" de l'un ou l'autre régime réputé amaigrissant, ou encore une thalassothérapie, etc., etc., dans l'une ou l'autre station chic).
Si bien que, tant les thérapeutes que leurs clients finissent par ne plus être capables de bien distinguer ce qui relève, d'une part du passe-temps pour "worried well" (voyez, par exemple, les films de Woody Allen), d'autre part des soins pour véritables troubles mentaux, cette dernière raison sociale faisant "tellement plus professionnel" pour les thérapeutes, tellement "plus sérieux" pour les clients huppés! Quand "ce n'est pas un jeu", il est permis de se demander si, néanmoins, tous les thérapeutes "psys" sont toujours capables d'admettre qu'ils jouent habituellement un jeu, et capables de reconnaître que, quand il n'est plus question de jeu, ils feraient mieux de passer la main aux médecins.

Cependant, la limite entre "jeu et domaine de la médecine" semble parfois devenue difficile à tracer pour les psychiatres médecins eux-mêmes. Pratiquées depuis des décennies, devenues phénomène de société (souvent quelque peu "snob"), les psychothérapies et la psychanalyse se sont implantées dans de très nombreux milieux. Quant à elle, la psychiatrie "traditionnelle", ou "conventionnelle" dirons-nous, boudant les progrès techniques améliorant la sûreté du diagnostic, n'a obtenu chez les malades psychotiques, malgré les années, que des résultats partiels et plutôt globalement décevants en comparaison des attentes des patients et des effets d'annonce périodiquement claironnés, principalement par l'industrie pharmaceutique.
Il n'est donc pas étonnant de voir cette psychiatrie dite "biologique" se tourner souvent, par exemple vers les méthodes psychanalytiques ou leurs dérivées, dans un effort de "compétitivité" analogue à du marketing, sorte de camouflage des faiblesses, de l'impuissance relative de la psychiatrie face aux affections psychotiques chroniques. Mais pareille opération "cosmétique" de la psychiatrie présente un risque évident: celui de faire prendre le "jeu psychothérapeutique", plutôt que comme un appoint ludique éventuellement utile "psychologiquement", pour une véritable médecine et, par conséquent, d'oublier cette dernière complètement.
Ce risque ne se réalise-t-il jamais? La question ne devrait-elle pas être posée, non seulement aux "professionnels de la santé mentale", mais aussi à nos responsables politiques? La réponse de certains d'entre eux nous est déjà connue et confirme clairement l'existence du risque (v. un an).

C'est Gerald M. Edelman, prix Nobel de médecine, pourtant admirateur de Sigmund Freud, qui a réaffirmé avec insistance qu'il faut "dissiper l'idée selon laquelle l'esprit peut être compris sans la biologie." (Biologie de la Conscience, Odile Jacob édit., p. 326. - 1992/2000). Et on peut dire à sa suite qu'il faudra d'abord mieux connaître et comprendre l'organisation, la structure et le fonctionnement, tous biologiques, de notre cerveau, avant de pouvoir, efficacement, traiter les patients dont le cerveau, au cours de son développement, a subi des "accidents de parcours". Ces "accidents de parcours" se révèlent par ce qu'on appelle - indûment - les "maladies mentales", sources d'invalidités immatérielles.

Ce n'est pas parce que l'invalidité est, mais en apparence seulement, immatérielle ("psychique"!), qu'on peut se contenter de ne lui fournir que des béquilles immatérielles ou virtuelles elles aussi. Il faut donner aux patients psychiatriques des béquilles solides, conçues et construites grâce à ce que les neurosciences d'aujourd'hui nous ont appris sur notre cerveau et sur les maladies mentales.

Comme, malgré leurs progrès, les neurosciences ne nous en ont pas encore appris assez pour soigner de manière satisfaisante dans tous les cas, il faut impérieusement continuer à favoriser leur développement et encourager la recherche dans ce domaine. Les résultats de cette recherche doivent être mis à la disposition de l'ensemble du secteur de la "santé mentale", c'est-à-dire que l'enseignement universitaire et post-universitaire de la psychiatrie, comme la formation des paramédicaux doivent, eux aussi et aussi rapidement que possible, assimiler les progrès des neurosciences et en assurer la diffusion la plus large (ne pas les ignorer!).
Ceci suppose un véritable chambardement de ces enseignements dans notre système belge. On peut penser qu'il serait souhaitable d'y faire participer effectivement les associations d' "usagers de la psychiatrie", mais aussi les travailleurs sociaux, afin d'injecter enfin, dans une discipline un peu trop encline à s'enfermer dans sa tour d'ivoire spéculative, théorique et philosophique, un peu de salutaire réalité concrète et prosaïque. Les modalités de ces changements restent à définir, aux "professionnels" d'y réfléchir sérieusement: la réflexion est une chose dont ils disent avoir l'habitude, mais on aimerait qu'il en sorte parfois des décisions à la fois applicables, praticables et utiles.

L'indispensable recherche en neurosciences, sauf divine surprise (la "serendipity"), risque de ne progresser que trop lentement encore pour ceux qui en attendent avec impatience et depuis si longtemps les résultats bénéfiques. Tirant les conséquences de la lenteur apparente de la recherche scientifique, il faut donner aux malades mentaux chroniques les moyens de vivre décemment dans l'attente de ces résultats: des lieux où la vie leur paraîtrait supportable, avec des béquilles psychologiques en plus des béquilles biologiques, matérielles et sociales.

Il y a du pain sur la planche, tant pour les professionnels que pour les politiques! Pourvu qu'ils ne le laissent plus moisir!


Première publication: 13 Décembre 2004 (J.D.) Dernière modification: 19 Février 2007

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