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Stigmatisation

dans le vocabulaire des professionnels du psycho-social, ce terme a été repris de l'anglais stigma (d'origine latine) qui signifie flétrissure, au sens, par exemple, de la marque au fer rouge infligée à un esclave pour indiquer sa condition de servage. Sa signification correspond alors approximativement au sens péjoratif de discrimination (discriminer signifiant traiter un groupe social ou ethnique plus mal qu'un autre groupe).
On peut stigmatiser des personnes pour leurs comportements, leurs attitudes, leurs prises de positions politiques extrémistes, par exemple. On ne stigmatise pas la nature, des choses inanimées ou indépendantes de la volonté humaine. On ne stigmatise pas la maladie; c'est elle qui, éventuellement laisse des stigmates, des séquelles chez ses victimes.
De nos jours, personne, en principe, n'oserait plus stigmatiser ouvertement des malades à cause de leur maladie quelle qu'elle soit. Pourtant, il se trouve encore des gens pour croire que certaines maladies s'acquièrent et se propagent par des comportements que "la morale et les bonnes moeurs" réprouvent. Cela suffit pour que les victimes de ces maladies soient considérées d'un oeil méfiant ou réprobateur, pour qu'elles soient "stigmatisées", et que cette "stigmatisation" en quelque sorte s'étende à leur maladie elle-même (le SIDA et les maladies sexuellement transmissibles en sont des exemples connus de tous). Pareille extension est évidemment dénuée de sens, puisque aucune maladie n'existe jamais par elle-même, mais bien seulement grâce à ceux qu'elle frappe et au travers d'eux.

Déstigmatisation

est un néologisme exprimant l'idée de la suppression de la stigmatisation (ou, par extension, celle du combat pour obtenir cette suppression), c'est-à-dire une sorte de réhabilitation, de révision d'une condamnation ou réputation infamante.

«D'où vient qu'un boiteux ne nous irrite pas, et un esprit boiteux nous irrite? A cause qu'un boiteux reconnaît que nous allons droit, et qu'un esprit boiteux dit que c'est nous qui boitons; sans cela, nous en aurions pitié et non colère.» Pascal (Pensées)

Je soutiens que la discrimination (la "stigmatisation") dont les malades mentaux seraient l'objet de la part de la société en général est, en fait, plus une légende qu'une réalité. Elle n'est que le reflet indirect de nos instincts, ces idées irraisonnées, forgées au long des millénaires, héritées de nos lointains ancêtres animistes pratiquant la magie. Reconnaissons que, en regard de l'âge de l'espèce humaine homo sapiens, le rationalisme moderne n'est encore que dans sa petite enfance; à notre insu et tout comme ces ancêtres qui, à l'échelle de notre courte durée de vie individuelle, nous paraissent fort anciens et éloignés, nous continuons à vouloir personnaliser les événements - heureux comme malheureux - qui nous arrivent, nous voulons leur trouver une "raison", une origine en quelque sorte dotée d'individualité, de volonté, d'intention, de finalité.
En d'autres termes, nous éprouvons le besoin de désigner un responsable des événements qui nous touchent, que ceux-ci soient ou non la conséquence immédiatement visible de nos actes. Souvent nous avons la faiblesse de nous attribuer à nous-même le "mérite" des événements heureux; quant aux événements malheureux, nous avons encore toujours besoin d'un bouc émissaire pour en porter la "faute".

Certains encore osent dire (ou écrire) que "la déstigmatisation de la maladie mentale signifie réduire la peur face à la personne malade grâce à une meilleure compréhension et une autre forme de connaissance" (article signé F.P., Bull.trimestr. Féd. Similes n°17, p.17, 1999). Je ne suis pas un adepte de formes alternatives de connaissance, sans doute plus ou moins ésotériques, mais je soupçonne qu'elles ne sont généralement que des arnaques intellectuelles. Quant à la meilleure compréhension, ne devrait-elle pas être, par définition, l'apanage des experts professionnels? Malheureusement, l'expérience quotidienne démontre régulièrement que, si ces experts sont réellement détenteurs de cette "meilleure compréhension", ils la cachent si bien et la font si peu partager aux profanes qu'on pourrait légitimement se demander s'ils l'ont réellement.

La "peur face à la personne malade", ce sont en réalité deux choses bien distinctes plutôt qu'une seule.

L'une est la peur ressentie en constatant ce qu'est désormais devenu un être cher: un inconnu, étrange, étranger, incompréhensible, imprévisible, à la suite d'une transformation mystérieuse et incompréhensible, elle aussi. Les psychiatres, dont on nous dit pourtant que ce serait leur métier, ne parviennent cependant pas à rien nous en dire de convainquant, de rassurant: cette peur-là, les professionnels pourraient la chasser, ils ne le font pas, bien au contraire. Il paraît, selon Mr Eric Messens, directeur de la Ligue Bruxelloise Francophone pour la Santé Mentale, qu'ils "redoutent les dangers de la vulgarisation. Ils n'ont pas tort." ("Dialogue avec le grand public", Bruxelles Santé n° 21 de mars 2001, p.22). Serait-ce qu'ils craindraient de scier la branche sur laquelle ils sont assis?

L'autre est la représentation qu'on se fait du cauchemar que doit vivre le malade mental, qui ne maîtrise plus ni les choses extérieures, ni ses propres perceptions, ni soi-même (ses raisonnements, ses sentiments, ses désirs, sa volonté, etc.). En résumé, il n'est plus maître de ses facultés, il n'est plus maître de soi ni de rien de ce qui le concerne. Ce constat ne peut qu'engendrer une peur panique chez celui qui imaginerait qu'il n'est lui-même pas à l'abri de pareille catastrophe, qui s'imaginerait la subir en effet: quoi de plus naturel, de plus profondément élémentaire que cette peur-là? Quoi de plus naturel que le refus viscéral d'en savoir quoi que ce soit et le réflexe de se détourner, de n'y pas penser, de prendre la fuite? Je doute qu'on parvienne à exorciser cette peur-là!
Cette peur, ce n'est pas celle qu'inspirerait la personne malade elle-même; c'est celle qui naît de l'inconnu. C'est celle qu'on ressent devant ces exemples vivants de dépossession de soi: de la volonté, de ses facultés, de son intelligence, de ses capacités, de son identité; c'est la crainte de ce qu'il n'y a pas si longtemps, les religions et croyances appelaient d'un nom qui terrifiait: la possession. Si le nom a changé, et si l'interprétation de la chose n'est plus la même, la chose elle-même a-t-elle vraiment changé, et n'est-elle pas, à juste titre, plus terrifiante encore que le cancer ou le SIDA, par le sentiment d'impuissance qu'elle exprime?

Par ses théories dogmatiques - à la fois irréfutables et invérifiables - sur les causes et les mécanismes des troubles mentaux, par ses hypothèses en vogue pendant plus de la première moitié du XXème siècle, la psychiatrie s'est construite, développée et a capitalisé sur des interprétations imaginaires, de nature essentiellement magique, des processus mentaux; comment d'ailleurs aurait-il pu en être autrement, car comment ses promoteurs auraient-ils été capables de se dégager eux-mêmes des "idées reçues" dans lesquelles ils ne baignaient pas moins que le restant du corps social dont ils faisaient partie?

Selon ces théories psychiatriques tout intuitives et conformes aux idées et modes du moment, les "fautes" conduisant aux troubles mentaux ont été rejetées sur les boucs émissaires les plus divers: la mauvaise éducation familiale, les conflits parentaux ou entre générations, les mauvais traitements intra-familiaux, les structures et les conventions sociales plus ou moins mal ressenties parce que plus ou moins en mutation, la mauvaise "hygiène de vie", etc., etc.

Dans le grand public, volontiers crédule et peu critique car ne se sentant pas concerné - et refusant instinctivement de le devenir, par une sorte de crainte superstitieuse de la contagion -, pareilles théories ont toujours eu et garderont encore d'autant plus de succès qu'elles étaient (et seront toujours) en parfaite cohérence avec l'éducation que, dans notre société et dès la plus tendre enfance, chacun de nous reçoit de ses parents. En effet, on nous inculque à tous, pour ainsi dire avec le lait maternel ou le biberon, les gestes et les comportements de mise dans notre société, de même qu'on nous apprend à éviter de commettre les gestes, comportements et actes que notre société réprouve, en nous habituant précocement à les réprouver nous-mêmes (ce qui est logique et légitime, puisque nous sommes appelés à faire partie de cette société). C'est là notre éducation, source de comportements, d'appréciations, de réactions, goûts et répugnances automatiques, involontaires, c.à.d. qui nous semblent aller de soi, que personne ne songerait à remettre en question: c'est un conditionnement, une acquisition de réflexes.
Qu'on ne s'y trompe pas: ce qui vient d'être dit ne constitue nullement une condamnation, ni une critique ou une remise en cause de l'éducation donnée par les parents à leurs enfants dès la petite enfance. En effet, cette éducation, pour arbitraire et sujette aux modes qu'elle puisse parfois paraître, est nécessaire parce qu'elle apporte les règles fondamentales, à la fois acceptables par chacun et indispensables au développement et au maintien d'une vie sociale harmonieuse entre tous les individus d'une société donnée, tous ceux qui se côtoient ou qui partagent, de près ou de loin, un même territoire.

De toute évidence, il est bon que ces règles soient respectées de manière automatique, instantanée, réflexe, pour qu'il ne soit pas besoin d'y réfléchir à chaque instant avant de les mettre en application, ce qui, d'un point de vue purement pratique, serait lent, mentalement épuisant, inefficace, inutilisable au quotidien.

Ce conditionnement profondément enraciné nous dissuade, pour ainsi dire sans douleur, de transgresser les règles, usages et convenances de mise dans notre société. Mais, conséquence logique, inévitable de ce conditionnement, une sorte de réciproque est vraie aussi, car notre éducation nous conduit inévitablement à réprouver, automatiquement, les transgressions commises, aussi par les autres, et dont nous sommes témoins ou qui nous sont rapportées.

Il est donc normal et inévitable que nous attribuions spontanément, une fois de plus automatiquement et sans y penser, ces transgressions du bon usage et des convenances par les autres, à une erreur ou une "faute" ou un "manque" d'éducation dans le chef de ces "mal élevés" non conformes et de ceux, parents et éducateurs qui, sans doute, ont manqué à leurs devoirs d'éducation envers eux. Certains diraient que nous les "stigmatisons".

Quand, parce qu'elle est handicapée, une personne de notre connaissance ne nous serre pas la main, quand un aveugle, assis dans la rame de métro en face de nous semble nous fixer avec une insistance gênante de ses orbites vides, nous en offusquons-nous? Bien sûr que non. En effet, l'invalidité physique est le plus souvent évidente, elle nous explique, justifie à nos yeux et "excuse" automatiquement les comportements d'apparence excentrique qu'elle entraîne. De manière tout aussi évidente, elle ôte à ses victimes un certain nombre de capacités et leur interdit de nombreuses activités, l'accès à diverses professions et à certains types de loisirs.

Aucun invalide des membres inférieurs ne pourra envisager de devenir facteur à l'administration des Postes, par exemple. De même, aucune personne dont l'acuité visuelle est inférieure à un seuil donné ne pourra jamais devenir pilote d'avion, que ce soit dans le civil ou à l'armée. L'absence ou la paralysie d'une main, ou seulement d'un ou de plusieurs doigts écarte définitivement sa victime d'une carrière de musicien exécutant.

Quelle personne de bonne foi oserait prétendre que ces interdits et ces exclusions sont une stigmatisation des invalides et de leur invalidité, plutôt que la conséquence logique et inéluctable de - et inhérente à - leur invalidité même?

La maladie mentale est, le plus souvent, encore bien plus invalidante que l'infirmité physique mais, au contraire de cette dernière, elle n'est pas immédiatement visible. Cependant, bien plus encore que l'infirmité physique visible, elle prive ses victimes des capacités indispensables à une vie relationnelle normale, c'est une infirmité mentale qui, par elle-même, constitue l'exclusion, l'incapacité d'inclusion (pas le rejet!)

Mais, comme la maladie mentale n'est ni visible ni tangible immédiatement, comment le passant, l'homme de la rue pourrait-il savoir, à moins d'en être averti, si c'est à elle ou à la "mauvaise éducation" qu'il faut attribuer un comportement incompréhensible, donc choquant car non conforme aux usages, aux convenances?

Ce qui paraissait évident à Pascal il y a quelque 350 ans semble nous échapper aujourd'hui. Aurions-nous changé à tel point depuis ou aurions-nous tout oublié?

Lutter auprès du grand public pour la "déstigmatisation" des malades mentaux, alors que cette stigmatisation n'est qu'imaginaire parce qu'elle n'existe que dans les théories des professionnels qui en convainquent ensuite les proches et parfois peut-être les malades eux-mêmes, ce n'est qu'un faux combat qui, de surcroît, se trompe de cible.

Le grand public ne peut se sentir concerné par la maladie mentale, car il ne la "voit" ni ne la "touche", il ne la vit pas. Le grand public n'est pas "motivé", il ne peut pas l'être car il ne peut (ni ne veut) connaître la maladie mentale. Cette connaissance, en effet, ne se transmet pas par des descriptions, elle ne peut être acquise qu'en subissant la maladie directement, jour après jour, ou en y étant confronté personnellement en permanence.

De plus, les campagnes publicitaires ne font jamais naître la motivation chez ceux où elle n'existe pas déjà en germe ou qui, par crainte la refusent, chez ceux qui ne se sentent pas déjà concernés parce que la vie ne les y a pas forcés.

Tenter de modifier, dans le grand public en général, les idées reçues au sujet des malades mentaux, cela ne reviendrait-il pas précisément à nier, à saper, à compromettre dangereusement cette éducation qu'on a mis tant de temps à inculquer à chaque enfant? Il est vrai que, compte tenu du caractère fondamental, précoce et permanent de cette éducation, on ne parviendrait pas à seulement nuancer des réflexes qui, par nature, sont irréfléchis. Pour peut-être y parvenir, sans doute faudrait-il au moins user, à grande échelle, de méthodes coercitives et de techniques de "lavage de cerveau", à la manière que connurent naguère certains pays à régime politique totalitaire. Est-ce cela qu'on veut?

Alors, pour leur éviter nos jugements prématurés et moralisateurs, ces préjugés péjoratifs dont nous sommes nourris et définitivement imprégnés, devrions-nous en arriver à marquer les malades mentaux d'un signe distinctif bien visible? Ainsi dûment mis en garde et prévenus, serions-nous ensuite, au profit spécifique des malades mentaux mais à l'exclusion des contrevenants délibérés aux normes en vigueur, capables de surmonter nos habitudes réflexes en matière générale d'usages et de convenances, et de les ignorer? Il est permis d'en douter... De plus, pareilles dérogations aux conventions ne constitueraient-elles pas, à leur tour, une sorte de "discrimination positive", selon une terminologie actuelle, absurde à force d'hypocrisie? Et pour "positive" qu'on la prétende, n'en serait-elle pas moins une discrimination, indéniable et délibérée cette fois, rappelant un retour au moyen-âge, quand les lépreux agitaient une crécelle pour annoncer leur approche, ou, plus près de nous, le port de certaine étoile jaune à six branches?

L'information correcte à propos des maladies mentales doit être diffusée non pas lors de campagnes épisodiques - p.ex. la "décennie du cerveau", "l'année de la femme", la "quinzaine du blanc", la "journée de la francophonie" - mais en permanence, auprès de ceux qui sont confrontés aux troubles mentaux chroniques graves et qui les subissent, qui donc sont déjà motivés: l'entourage immédiat des malades et, même et surtout - pourquoi ne pas le dire ouvertement? - auprès de ceux pour qui graviter autour de la maladie mentale est devenu un simple gagne-pain comme un autre, c'est-à-dire les professionnels du psycho-social et de la psychiatrie. C'est le cerveau de ceux-ci et de ceux-là qui sont directement concernés, qu'on doit tenter de "laver" pour éradiquer non pas la stigmatisation, mais son mythe qu'en réalité ils portent en eux-mêmes et qu'ils perpétuent sans même s'en rendre compte. Ils en sont, en effet, les principaux responsables, les uns par leur qualité officielle d'experts seuls compétents et habilités à diffuser une information correcte, et parce qu'ils ne le font pas; les autres par leur bonne foi naïve et une certaine crédulité, qui leur fait placer en ces experts officiels une confiance aveugle qu'ils leur renouvellent sans cesse malgré qu'elle soit plus souvent déçue - voire trahie - que confortée par les expériences vécues; ils ne remettent jamais en question les discours creux qu'on leur tient, ni les pratiques parfois ineptes des professionnels et ne placent jamais sérieusement ces derniers devant les responsabilités qu'un monopole de fait et des prérogatives officiellement accordées tout à la fois impliquent et devraient leur imposer.

En mars 2003 encore, Conseil de l'Europe et Commission Européenne (274 K) s'obstinent à insister sur l'importance de la lutte contre la "stigmatisation liée à la maladie mentale" comme moyen "d'amélioration de la connaissance de la promotion de la santé mentale" (sic). Comme on le montre à diverses reprises sur ce site, ce sont là des contresens qui, de manière inadmissible, font renoncer aux efforts qui seraient indispensables pour lutter vraiment contre les maladies mentales. Ils favorisent au contraire une soi-disant "promotion de la santé mentale" qui ne peut être qu'une fiction, un trompe-l'oeil dont l'inefficacité est avérée et qui est tout au plus bon à entretenir - à grands frais mais peu de fatigue - le mythe de l'utilité de ses promoteurs et, ainsi, à justifier l'existence de ces derniers.
Rappelons ici ce que, déjà en mai 2002, Mme Marie-Agnès Letrouit et Mr Michel Misset (association Schizo?...Oui!) disaient au Congrès International de Barcelone sur la "Réadaptation psychosociale intégrale dans et avec la communauté":
"Ce n'est pas, comme il est souvent affirmé, la société qui stigmatise le malade. Le stigmate existe d'abord dans la tête du médecin qui considère la schizophrénie comme une maladie trop horrible pour être nommée. Quelle espérance, quelle raison de lutter, un tel médecin transmettra-t-il à son jeune patient?"
La stigmatisation, elle est dans la tête de ceux qui prétendent la combattre.


Première publication: 22 Février 2001 (J.D.) Dernière modification: 3 octobre 2003

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