"Quand les hommes ne peuvent plus changer les choses, ils changent les mots." Jean Jaurès
Congrès socialiste international: Paris, 23-27 septembre 1900, éd. Minkoff, 1980, ISBN 2826605771."L'intendance suivra." Charles de Gaulle.
Une stratégie d'imagination
pour atteindre un but abstrait et indéfinissable
n'est qu'un simulacre, aucune logistique pratique ne peut s'y adapter.
Elle est donc condamnée à n'être qu'une illusion et à
n'être jamais mise en œuvre.
Les organisations internationales se préoccupant de
la "santé mentale" (la Communauté Européenne,
l'Organisation Mondiale de la Santé [WHO/OMS]), mais aussi des organismes
nationaux (tels que, par exemple l'ISSP en Belgique, ou le Centre d'analyse
stratégique en France), font de la "Santé mentale"
un concept littéralement métaphysique et à
tel point fourre-tout qu'il en devient une idéologie politique. Pour
toutes ces organisations et organismes, la "santé mentale"
est un seul "champ continu" qui s'étend depuis une santé
mentale "négative" (c'est l'insatisfaction des
citoyens) ou "très négative" (ce sont les maladies mentales) jusqu'à une santé mentale "positive" voire
"très positive" (c.à.d. le bien-être
permanent, l'épanouissement complet des individus, leur satisfaction
totale, leur parfaite béatitude - ou, si on préfère, le nirvana proche du coma).
Quel que soit le qualificatif que vous seriez tenté d'accoler à
ces deux mots de "santé mentale", et même et surtout
si vous ne les qualifiez pas, le champ de la santé (mentale) tel que
le voient nos politiques, d'après eux désormais englobe toutes
les activités humaines. Et donc, selon eux qui en parlent beaucoup et
quelle que soit la manière dont ils en parlent, cette "santé
mentale" peut être indifféremment un état idéal
ardemment souhaitable et à promouvoir par n'importe quels moyens imaginaires
ou non, tandis que pour d'autres elle constitue au contraire un fléau
à combattre vigoureusement, sans doute par les mêmes moyens aussi
peu ou mal définis que ceux prônés par les tenants de la
sémantique opposée (voyez Bertouille).
Tous les organismes officiels se fixent l'objectif hautement proclamé
de "promouvoir" et d' "améliorer" la "santé
mentale" en favorisant la "santé mentale positive":
en fait, tout en se limitant à [prétendre] ne tirer que
la seule santé mentale positive vers le haut,
en négligeant en pratique l'état et les conditions de vie des
malades mentaux chroniques (la santé mentale "négative"),
on voudrait nous persuader que la "valeur arithmétique moyenne"
du champ global de la santé mentale remonterait, elle aussi, et on voudrait
nous faire croire qu'on obtiendrait ainsi une véritable "amélioration
de la santé mentale" dans son ensemble (mais on se garde soigneusement
de constater ni de mentionner que, même dans une telle modélisation
théorique absurde [dépourvue de réalité et de sens],
la "valeur" arithmétique supposée de la "mauvaise"
santé mentale n'en est nullement modifiée!).
L'épigraphe en haut du présent texte est une
phrase attribuée au général de Gaulle.
Il l'aurait dite à un officier de son état-major qui s'inquiétait
des problèmes de logistique qu'impliquait la stratégie envisagée
pour la poursuite des campagnes militaires lors de la seconde guerre mondiale.
Sans doute cette affirmation péremptoire a-t-elle à ce point frappé
l'imagination des admirateurs du militaire et célèbre président
français que nombreux sont ceux qui aujourd'hui s'imaginent que, pour
réaliser comme lui "de grandes choses", il suffirait de se
borner à tirer des plans sur la comète (et cette fiction semble
de nos jours s'appliquer de plus en plus souvent, non seulement à la
soi-disant santé mentale, mais aussi à de multiples domaines de
notre vie sociale, économique et culturelle). Ainsi, certains peuvent
laisser croire - et peut-être se persuader eux-mêmes - qu'il ne
serait pas nécessaire de s'assurer d'abord de l'existence - ni de se
soucier peut-être de l'absence! - des moyens techniques et humains (donc
aussi des ressources financières) indispensables à la mise en
œuvre de ces plans: nos stratèges en chambre semblent penser souvent
que les moyens n'auront qu'à s'adapter, coûte que coûte,
aux décisions imaginées par exemple par eux, c.à.d. les
décideurs politiques.
Nos émules concepteurs [et quelque peu penseurs dilettantes en tours
d'ivoire], planificateurs cette fois civils et non plus militaires d'une
stratégie de la "santé mentale" actuelle semblent oublier
que les paroles du fameux général furent prononcées dans
des circonstances d'urgence, en état de guerre s'imposant à l'ensemble
des populations des pays belligérants parmi lesquels nombreux étaient
ceux envahis et occupés par l'ennemi. En temps de guerre, bon gré
mal gré on se résigne à obéir à la soldatesque,
on ne discute pas les ordres édictés par l'autorité militaire
du moment et on résume cela en disant "à la guerre comme
à la guerre". En temps de guerre, on consent à des sacrifices
qu'on n'imaginerait jamais accepter en temps de paix.
De plus, en temps de paix aussi bien qu'en temps de guerre, quand certains optimistes
pensent au proverbe "qui veut la fin veut les moyens", ils
en déduisent naïvement et sans doute un peu hâtivement que
ceux qui nous promettent d'atteindre un objectif, implicitement suggèrent
en même temps qu'ils ont au moins pensé aux moyens de tenir leur
promesse, et donc ils supposent que, nécessairement, soit ces moyens
seraient déjà disponibles, soit que les initiés sauraient
depuis longtemps comment les créer dans l'instant et qu'ils seraient
prêts à s'en servir aussitôt.
Seulement voilà: en temps de guerre, l'objectif annoncé
est bien concret et clair, c'est celui de défaire l'adversaire (ou l'ennemi)
et de le contraindre à capituler. Si il s'agit là d'un concept,
il est facilement défini et n'est pas purement imaginaire car il s'appuie
sur une réalité physique vérifiable; sa concrétisation
est donc, elle aussi, clairement concevable et du domaine du possible.
Tandis que "promouvoir et améliorer
la santé mentale", alors que celle-ci n'est
plus de nos jours qu'un faux concept bric-à-brac et de verbiage plein
de contradictions, ce n'est tout au plus qu'un slogan
publicitaire creux ne pouvant se traduire en aucune action
pertinente. C'est un slogan qu'on affuble du nom de stratégie, mais il
n'y a là qu'une stratégie de "communication" qui, impuissante
à définir, à délimiter ni à proposer un objectif
concret, cohérent et clair, ne peut pas non plus définir et encore
moins mettre en place une logistique qui pourtant et nécessairement devrait
l'accompagner, du moins si on voulait vraiment que la "stratégie"
aboutisse à ce qu'elle prétend poursuivre.
Constatons enfin qu'en temps de guerre, les institutions et
lois civiles garantissant les libertés démocratiques sont bien
souvent mises en veilleuse, de telle sorte que l'autorité militaire a
toute latitude pour effectivement "réquisitionner" ce dont
elle a besoin pour la logistique soutenant sa stratégie. Ce que toute
la population est bien forcée d'accepter: nécessité fait
loi, c'est le sort du pays qui est en jeu.
Par contre, en temps de paix, la nécessité d'une logistique pour
"améliorer" le sort des malades mentaux (eux qui ne mettent
pas en danger le sort du pays) n'apparaît pas de manière aussi
flagrante ni urgente à l'ensemble des citoyens non avertis qui constituent
l'immense majorité (en bonne santé mentale) de la population.
Les politiques n'éprouvent par conséquent pas le moindre sentiment
d'urgence à mettre en œuvre leur stratégie si bien "pensée".
Ils sont d'autant moins pressés de la mettre effectivement en œuvre
qu'elle est supposée (l'OMS dixit) réaliser des économies
grâce à la resocialisation et à la réintégration
des malades dans la cité, grâce aux traitements ambulatoires assortis
d'une contrainte de traitement bien surveillée, grâce aussi à
la réduction de l'importance des hôpitaux psychiatriques. Mais
ils savent fort bien que c'est là une affirmation erronée qui
ne pourra continuer à faire illusion qu'aussi longtemps qu'on n'aura
pas compris que la logistique requise par la resocialisation, l'hébergement,
la réinsertion et le suivi psychiatrique effectif et étroit des
malades mentaux chroniques n'existe pas encore. Ils savent fort bien que pareille
logistique serait infiniment plus coûteuse que le système actuellement
existant, ce que les stratèges n'oseraient avouer et n'oseraient en suggérer
la dépense en temps de paix (et de crise économique et financière!).
Et voilà pourquoi, pour nos stratèges, la prétendue stratégie
peut attendre pour se réaliser, elle peut sans inconvénients majeurs
se prolonger à l'état de rêve déroulant son utopie
dans le crâne et la bouche des stratèges. Elle restera de la "com"
sans risquer de jamais se concrétiser, excepté sous forme de filandreux
rapports s'empilant dans de poussiéreuses archives ministérielles.
Première publication: 24 Mai 2010 | (J.D.) | Dernière modification: 24 Mai 2010 |