Chap. III
Note 9

La carence des contacts sociaux est une conséquence directe de la maladie.

La carence des contacts sociaux se constate chez une proportion élevée de malades schizophrènes. Ses causes sont souvent diversement interprétées selon les personnes qu'on interroge à ce sujet. Pendant longtemps, on a prétendu que l'isolement des malades schizophrènes était dû à leur stigmatisation par la société. Ceci est une interprétation générale, facile et simpliste ne correspondant pas à la réalité, beaucoup plus complexe.

En fait, le malade éprouve, pour interpréter de façon plausible, compréhensible pour lui, les attitudes, les physionomies et les mimiques (les expressions faciales) des personnes qu'il côtoie ou à qui il s'adresse, d'importantes difficultés dont on ne se rend compte que si on l'interroge expressément pour se faire préciser ces interprétations. Il en va de même pour les mots et les phrases que ses interlocuteurs lui adressent, et aussi pour les intentions et les buts poursuivis par ceux qui l'entourent, qu'il ne déduit pas toujours correctement des attitudes, des activités en cours ni des circonstances où il se trouve.

Ces difficultés sont d'autant plus grandes que les stimuli sensoriels qui, dans l'instant, lui parviennent simultanément de diverses sources sont plus nombreux et divers, ou que les conversations sont engagées autour de lui et avec lui par plus d'interlocuteurs simultanément, ou encore que plusieurs tâches, même automatiques, simples ou répétitives, se déroulent en même temps, qui n'empêchent pas les gens autour de lui de converser, mais qui, toutes ensemble, constituent pour lui des événements qu'il ne parvient pas à séparer les uns des autres ni à sérier et qui le submergent.

Nous oublions habituellement qu'en permanence, quand nous fixons notre attention sur une tâche éventuellement délicate en cours, nous parvenons à "ne plus entendre" le "bruit ambiant" qu'en quelque sorte nous repoussons à l'arrière plan de nos préoccupations, tout en restant pourtant conscients de notre environnement. Il semble bien que ce soit là une tâche devenue extrêmement difficile à accomplir et à maintenir pour les personnes atteintes d'une schizophrénie. Focaliser son attention, c'est-à-dire "occulter" tout ce qui est secondaire pour se concentrer sur la tâche ou la réflexion en cours, devient pour eux une opération très fatigante et ils finissent par éviter plus ou moins systématiquement les situations où ils devraient s'y livrer.

Il est possible de faire entrevoir aux bien-portants cette difficulté et la fatigue qu'elle entraîne en la comparant à une expérience à laquelle chaque personne bien portante peut facilement se livrer. Il peut arriver à chacun de nous d'être entouré d'une foule serrée formée de divers groupes au sein desquels de multiples conversations sont menées, distinctes les unes des autres selon les groupes (dans le métro, par exemple, ou au foyer d'une salle de spectacle pendant l'entracte, ou en attendant l'ouverture d'un grand magasin au moment des soldes, etc.). Entendues sans y prêter attention, les diverses conversations nous parviennent sous forme d'un brouhaha confus dont seuls quelques mots, sans signification précise parce que séparés de leur contexte, nous atteignent. Si les conversations se passent dans notre langue maternelle, nous parvenons souvent, en y prêtant attention, à en isoler une de toutes les autres et à la suivre, peut-être quelque peu indiscrètement. Mais si la foule parle une langue que nous comprenons mais que nous ne maîtrisons pas aussi bien que notre langue maternelle (à l'étranger, par exemple), c'est le brouhaha qui reprend le dessus et nous éprouvons les plus grandes difficultés à isoler une conversation parmi toutes les autres, et nous nous retrouvons seuls, perdus au milieu d'étrangers perçus et ressentis comme bruyants et incompréhensibles.

Chez beaucoup de malades schizophrènes, la multiplicité des sollicitations sensorielles de toutes sortes (et pas seulement des conversations!) auxquelles chacun de nous est, très normalement, soumis en permanence, devient pour eux un "brouhaha" dont il leur faut péniblement décrypter et interpréter séparément et successivement toutes les composantes, ce qui est fort lent et demande, par conséquent et entre autres, une bonne mémoire de travail pour ne pas perdre toutes les données de ses perceptions ni le fil de ses pensées.
Or, on sait que chez ces malades, la mémoire de travail est significativement affaiblie.
Il n'est donc pas surprenant qu'ils se trompent fréquemment dans leurs interprétations, qu'ils oublient ou négligent certaines de leurs perceptions, qu'ils soient ralentis et fatigués en permanence et qu'ils aient tendance à s'isoler pour fuir les situations qui constituent pour eux un effort, un "stress" insurmontable.

Dans les conditions économiques qui prévalent actuellement dans la majorité des pays industrialisés, il est aisément compréhensible que d'éventuels employeurs recrutent de préférence des personnes en bonne santé mentale, plutôt que des malades peu prévisibles, au rendement faible et qui, très souvent, ont en plus besoin, pour remplir efficacement leurs tâches, d'être étroitement encadrés par d'autres personnes bien formées et entraînées à les accompagner pour leur éviter les "erreurs" (c'est-à-dire un "personnel supplémentaire" n'ayant pas d'intérêt direct pour l'entreprise, mais qui risque de lui coûter).
Il s'ensuit qu'une sorte de sélection naturelle des travailleurs les plus aptes s'installe spontanément au détriment des moins aptes et moins fiables, à laquelle on donne erronément le nom de "discrimination" et qui résulte des contraintes économiques et de sécurité auxquelles le fonctionnement de la société est inévitablement soumis.
On aura encore l'occasion de revenir sur cette discrimination et de montrer que si elle existe, elle n'est pas exactement ce qu'on croit, ni là où on veut nous la montrer.


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