Chap. VII-3
Note 2

La psychiatrie n'aurait pas ou peu à se soucier de la structure "matérielle", biologique ou "organique" du cerveau.

"On a encore toujours coutume de classer les affections psychiatriques en deux grandes catégories: les maladies organiques d'une part, les maladies fonctionnelles d'autre part. Dans les maladies organiques, on range les démences et les psychoses toxiques; les maladies mentales fonctionnelles comprennent les différents syndromes dépressifs, les schizophrénies, les névroses. Cette distinction remonte au 19ème siècle, quand les neuropathologistes, à l'autopsie des malades décédés, détectaient des anomalies importantes et facilement observables de l'architecture cérébrale dans certaines affections psychiatriques, alors qu'ils n'en trouvaient pas dans d'autres. Les affections entraînant des lésions anatomiques détectables étaient appelées organiques, tandis que celles dépourvues de ces caractéristiques étaient dites fonctionnelles. [On sait aujourd'hui que] pareille distinction est injustifiée. Les événements quotidiens - la stimulation sensorielle, la suppression sensorielle et l'apprentissage - peuvent provoquer, dans certaines circonstances, une interruption effective des connexions synaptiques et, dans d'autres circonstances, un rétablissement de ces connexions. Il est par conséquent faux de laisser croire que certaines affections (les maladies organiques) atteignent les processus mentaux en provoquant des modifications biologiques dans le cerveau, tandis que d'autres affections (les maladies fonctionnelles) n'en provoqueraient pas. Les neurosciences actuelles se basent sur la constatation que tous les processus mentaux sont de nature biologique et que toute altération de ces processus est organique.[...] Pour mettre en évidence la nature biologique des processus mentaux, il faut faire appel à des méthodes anatomiques bien plus sophistiquées que ne l'était l'histologie photonique des pathologistes du 19ème siècle." (E.R.KANDEL. in: Principles of Neural Science, pp.1027 et suiv. E.R. Kandel, J. H. Schwartz, T.M. Jessell Elsevier Publishing Co. Inc.(1991) ISBN 0-444-01562-0)

Comparons cette affirmation d'une sommité mondialement reconnue, et la suivante, évocatrice d'une nostalgie surannée de certains de nos psychiatres, pourtant universitaires, pour l'animisme et le vitalisme: "...comme si la misère et le désespoir s'étaient inscrits dans de quelconques cellules du cerveau..." (P. Van MEERBEECK: Les années folles de l'adolescence, p. 32.De Boeck- Wesmael, Bruxelles 1988 ISBN 2-8041-1164-4 ). De plus, tout médecin et psychiatre devrait savoir qu'une des caractéristiques distinctives du cerveau, c'est aussi que chacune de ses cellules est singulière, unique, certainement tout sauf quelconque! (A. PETERS, S.L. PALAY, H.De F.WEBSTER: The Fine Structure of the Nervous System, p.4. W.B.Saunders, Philadelphia 1976. ISBN 0-7216-7207-8)

Officiellement, les disputes entre écoles psychiatriques ne devraient plus être de mise aujourd'hui. Mais l'attachement des psychiatres à leurs habitudes et traditions, leur révérence pour le prestige des noms de leurs grands fondateurs, théoriciens intuitifs (Kraepelin, Bleuler, Schneider, Freud, p.ex.), leur respect de l'autorité de ces pionniers de la psychiatrie (de la fin du XIXème et du début du XXème siècle) leur mettent des oeillères. Celles-ci leur masquent l'importance, pour leur discipline, du progrès actuel des neurosciences. Ou bien encore, elles leur cachent l'état manifeste de décrépitude avancée auquel sont aujourd'hui parvenues les théories sur lesquelles la psychiatrie s'était d'abord construite. Ceci explique, à la fois l'apparente incohérence des explications sur les psychoses que les professionnels de la psychiatrie fournissent aux profanes quand ils y condescendent - , et le caractère peu convaincant de ces explications trop souvent en contradiction flagrante avec les faits d'observation et les connaissances dont la biologie et la médecine disposent par ailleurs. Il ne peut être question de refaire ici l'historique de la psychiatrie. Rappelons seulement que toutes les théories qui ont fondé la psychiatrie et qui continuent de lui fournir la majorité de ses bases actuelles ont été développées alors même que nos connaissances sur le cerveau n'étaient encore que des hypothèses très controversées réservées à quelques spécialistes, et qu'il a fallu attendre les années 1940 pour que, grâce notamment au microscope électronique, la théorie du neurone, telle que le neuroanatomiste et prix Nobel espagnol Santiago Ramon y Cajal la proposait au début du siècle (1909-1911), soit enfin généralement et définitivement admise.

Face à cette terra incognita qu'était le cerveau, et sous l'influence persistante de la philosophie cartésienne de la dualité de l'esprit et du corps, la psychiatrie ne pouvait s'élaborer et s'échafauder qu'en décidant que, puisque la structure et le fonctionnement du cerveau lui étaient inaccessibles, elle n'avait pas à s'en soucier.

Le concept actuel de schizophrénie est dû à Kraepelin qui imaginait qu'en psychiatrie comme en médecine, "des processus morbides similaires produiront des images identiques de symptômes" (1907!) et, réciproquement, que des symptômes identiques produits en même temps (associés dans le temps) doivent nécessairement prendre leurs origines aux mêmes causes (même étiologie). Fort de ces prémisses, il répertoria et regroupa en catégories les symptômes que ses malades lui rapportaient, un peu à la manière dont s'y serait pris un botaniste de l'époque pour établir une flore descriptive et systématique des plantes de sa région, et pour ainsi distinguer, au lieu de grandes catégories de végétaux sur la base de la forme de leurs feuilles, fleurs, etc., de grandes catégories de maladies mentales.

On sait aujourd'hui que ces prémisses sont fausses. Le cerveau, organe pourtant unitaire, est d'une telle complexité de structure et d'une telle multiplicité de fonctions qu'il ne peut se comparer à aucun des autres organes rencontrés ailleurs dans notre corps. Comme le rappelait le début de cette note, tous les processus mentaux ne peuvent être que de nature biologique - après tout, si nous ne sommes que des êtres "de chair et de sang", comment les phénomènes mentaux ou "psychiques" ne prendraient-ils naissance que dans l'éther? - mais la complexité des mécanismes de leur genèse est telle qu'il est, encore aujourd'hui, illusoire de croire remonter à coup sûr depuis les symptômes psychologiques à limites floues jusqu'à leur(s) cause(s) biologique(s) supposée(s), comme il est encore vain de vouloir prédire tous les symptômes psychologiques que pourraient entraîner des altérations (biologiques, donc organiques) diffuses plus ou moins discrètes de différents territoires cérébraux. Les classifications fondamentales de maladies mentales selon Kraepelin et ses successeurs sont donc hypothétiques, intuitives et arbitraires, la psychiatrie devrait en faire table rase. Elle semble pourtant vouloir s'y accrocher obstinément.

Kraepelin était aussi convaincu de la matérialité, donc de "l'organicité" des causes des maladies mentales, ce qui correspond en effet à toutes les données actuelles de la biologie. Mais le caractère purement conjectural et contestable de ses classifications nosologiques permet aux tenants de l'origine psychologique des troubles mentaux (prenant naissance où et agissant sur quoi?) de "faire l'amalgame" et de continuer imperturbablement à nier tout en bloc: la validité effectivement douteuse de ses classifications, mais aussi la nature organique des affections mentales. Passant sous silence, entre autres, le syndrome de Korsakoff, les maladies d'Alzheimer, de Creutzfeldt-Jakob, de Parkinson, de Bourneville - arrêtons là le massacre -, les contempteurs de la "psychiatrie biologique" ont pu affirmer que "la paralysie générale demeure la seule et unique pathologie inductrice d'une affection mentale à cause organique." (P. Van MEERBEECK: op. cit. p. 35. )

Dans un certain nombre d'affections mentales, dont de nombreux cas diagnostiqués de "schizophrénie", les méthodes modernes d'imagerie médicale ont décelé une dilatation des ventricules cérébraux. Cette observation importante, les champions du tout psychologique la balayent d'un revers de main en disant qu'elle n'a rien de spécifique à "la" schizophrénie et qu'elle pourrait bien n'être qu'une sorte de "curiosité" sans réelle signification. Ils oublient de dire que la dilatation des ventricules cérébraux équivaut nécessairement à une diminution correspondante du volume cérébral, c.à.d. à une perte de neurones, et cela, par contre, qu'est-ce donc, sinon du biologique et de l'organique?

Ceux qui persistent à prétendre que les processus mentaux (psychiques) tant "normaux" qu'"anormaux" se déroulent comme par magie dans une sorte d'espace virtuel désincarné me font penser au tailleur mis en scène dans le célèbre sketch du fantaisiste français Fernand Raynaud "Y'a comme un défaut". Dans ce sketch, le client trouve que le complet que lui a coupé son tailleur ne "tombe" pas bien, qu'il a comme un défaut ("c'est organique"), tandis que le tailleur refuse de reconnaître le bien fondé de ses critiques et prétend que les défauts apparents de la coupe ne sont que le résultat du mauvais maintien de son client (c'est "fonctionnel"). On peut même pousser cette amusante (?) analogie plus loin: certains tailleurs (psy) vont même jusqu'à croire que si l'anatomie du "client" lui inflige, bien malgré lui, un maintien particulier qui contrarie la coupe du vêtement, il ne tient qu'à ce client de faire "de la gymnastique" pour corriger ces défauts.

De nombreux psychiatres invoquent régulièrement l'absence (qu'ils croient!) d'altérations observables dans le cerveau pour justifier ce qu'ils appellent les "maladies mentales fonctionnelles". Ils étalent ainsi leur ignorance des progrès de nos connaissances. Ils semblent croire que des anomalies (des "lésions") doivent obligatoirement se manifester sous forme de réactions inflammatoires, de cicatrices "gliales", d'accumulations d'inclusions anormales dans les neurones, etc. Ils retardent d'au moins deux guerres! Ils n'ont pas l'air de savoir que des neurones, soit pionniers et provisoires, soit mal programmés et qui n'établissent pas leurs connexions correctes en temps voulu, sont toujours condamnés à être non fonctionnels et, en général, à disparaître sans laisser ni trace ni cicatrice d'aucune sorte. Ceux qui, ensuite, naïvement les rechercheraient, seraient alors incapables d'en reconnaître même l'absence. De même, si des neurones provisoires persistent trop longtemps, leurs connexions devenues intempestives empêchent les connexions prévues d'autres neurones de s'établir. Ces derniers risquent alors de disparaître à plus ou moins longue échéance, eux aussi sans laisser de traces. Voyez aussi
Des Difficultés
Fondamentales

Si un magicien, d'un coup de sa baguette, éteignait une étoile sur cent - ou en rajoutait une - dans le ciel brillamment constellé des tropiques, croyez-vous que les touristes profanes s'en apercevraient? Alors, qu'on y songe: observerait-on l'absence, par exemple d'un pour cent sur les cent milliards de neurones que compte notre cervelle? De là à dire qu'elle ne sert à rien...


RETOUR

Menu Articles