Chap. VII
Note 9

Comment se comporter avec le malade et sa maladie.

Comment se comporter avec le malade et sa maladie est une question permanente et lancinante des familles. En effet, le comportement d'un malade schizophrène, ses discours et ses humeurs sont souvent incompréhensibles et imprévisibles, ils peuvent être très déconcertants, stupéfiants, voire inquiétants.

D'autre part, les proches éprouvent très fréquemment le sentiment que les réactions inattendues, incompréhensibles ou parfois violentes de leur malade pourraient être déclenchées, provoquées ou favorisées par leur propre comportement ou des initiatives de leur part qui seraient inadéquates. Ils se disent qu'ils ne "savent pas comment s'y prendre" avec leur malade et que, peut-être, s'ils savaient comment se comporter avec lui, les choses iraient mieux. Croyant parfois qu'il existe à ce problème des "solutions-recettes" toutes faites, bien éprouvées et nécessairement connues des psychiatres (car, pensent-ils, qui sinon eux, les professionnels, les connaîtrait?), de nombreux parents attendent de ces experts qu'ils leur donnent des conseils en la matière.

Hélas! Chaque malade est un cas particulier, unique, il ne peut y avoir de recettes toutes faites, les conseils ne peuvent donc consister qu'en de banales généralités lénifiantes et peu utiles en pratique, parce que trop théoriques: ici encore moins que partout ailleurs, les conseilleurs ne sont pas les payeurs (mais ne devrions-nous pas ajouter: ...quoique eux-mêmes, hésitent-ils à se faire payer, comme le faisaient les cuistres évoqués par Montaigne?)

Se référant à quelques publications de travaux psychologiques, des psychiatres et des thérapeutes évoquent souvent ce qu'ils appellent "l'émotion exprimée" (EE) par les familles envers leur malade et en sa présence. Ils prétendent que ces publications démontrent "scientifiquement" l'influence néfaste d'une "haute émotion exprimée" (comprenez: une attitude trop constamment critique envers le malade, ou un investissement trop marqué de l'entourage, qu'il soit réprobateur ou même d'encouragement, dans les activités et l'état du malade). Ils affirment que les familles "à haute EE" sont celles où la psychose évolue mal, où les exacerbations en sont plus marquées (les rechutes plus nombreuses) et, par conséquent, les hospitalisations plus fréquentes. Ils laissent à nouveau sous-entendre, en quelque sorte comme malgré eux, que le comportement des parents pourrait être à l'origine (la cause) des "rechutes" de la maladie ou les favoriserait. Ne prenez surtout pas ces affirmations trop à la lettre. Ceux qui les énoncent n'ont pas ou mal lu les publications auxquelles ils font allusion. Ils leur font dire ce que leurs auteurs, d'avance, désiraient croire, mais qu'en réalité elles ne prouvent nullement. Ici comme ailleurs bien souvent en psychiatrie "psychologique et intuitive", à nouveau la confusion règne entre causes et conséquences, supposées ou non.

Les travaux dont il est question n'ont pas pris la précaution d'évaluer, au départ des études et pendant suffisamment longtemps, le degré de sévérité de la schizophrénie de leurs sujets d'étude, avant qu'ils quittent l'hôpital pour rentrer dans leurs familles. Des observations telles qu'elles ont été obtenues, il serait tout aussi légitime de tirer la conclusion évidente suivante: c'est habituellement quand la schizophrénie d'un des membres de la famille est la plus sévère et s'accompagne d'hospitalisations plus fréquentes que la famille exprime "l'émotion la plus haute". Toute personne de bon sens admettra qu'on pouvait en effet s'y attendre, et que c'est la constatation opposée qui, éventuellement, aurait constitué une "découverte" intéressante. Mais sans doute le simple bon sens est-il trop banal pour constituer matière à publication dans une "revue scientifique sérieuse".
Il faut par ailleurs signaler que des avis discordants ont été émis à propos de la "haute EE" (KING, S., & DIXON, M.J., Schizophrenia Res. 14 (1995), 121-132), montrant au contraire une meilleure réinsertion sociale chez les malades venant de familles à "haute EE".

Retenons de ce qui précède les conclusions allant de soi: pour vivre avec un malade schizophrène, il faut connaître et comprendre les effets de la maladie pour pouvoir "s'en accommoder" au moins mal possible. Il faut éviter de porter sur le malade et sur ses actions, des jugements moraux et moralisateurs: ceux-ci sont dépourvus de toute signification car ils visent une personne qui pense, raisonne et éprouve des sentiments suivant des mécanismes faussés, défectueux, radicalement différents de ceux d'une personne en bonne santé, ce dont, rappelons-le encore, elle n'est en rien responsable ("elle est construite comme cela").

C'est l'oubli toujours renouvelé de cette différence pour le moment irréversible qui entraîne malgré elles les familles à s'acharner à des efforts épuisants pour obtenir de leur malade un comportement compatible avec une vie familiale et une vie sociale acceptables. En désespoir de cause, elles finissent toujours, croyant ainsi parvenir à cet objectif, par employer avec leur malade les mêmes moyens et arguments qu'elles utiliseraient avec un petit enfant obstiné et récalcitrant; ou bien, elles peuvent au contraire le traiter en adulte modérément rationnel mais particulièrement "déraisonnable" (les "professionnels" commettent eux aussi très souvent ces mêmes erreurs). Le malade ne correspond en réalité plus ni à l'un ni à l'autre des deux modèles précédents. Sa logique n'est plus la vôtre; si elle vous paraît incompréhensible - ou absente! -, dites-vous bien qu'à ses yeux la vôtre n'a pas plus de sens. Les règles que vous respectez et voulez lui faire observer lui semblent arbitraires ou absurdes et, de toutes façons, sans intérêt. (Si l'on y songe, bien des règles que nous observons en société ne sont-elles pas arbitraires et donc, dans une certaine mesure absurdes? "Comment peut-on être Persan?" est une question qui ne date pas d'aujourd'hui, bien que des professionnels s'intitulant "ethnopsychiatres" tentent à présent de la récupérer et de s'en approprier abusivement une réponse intuitive et imaginaire).

Pourquoi le malade retiendrait-il ces règles dont l'importance lui échappe, puisque, de toute façon, il a en bonne partie perdu la capacité de prévoir toutes les conséquences de son comportement, que celui-ci soit conforme ou non aux conventions de la société dans laquelle il vit?
Pour lui, les choses, les personnes et leurs actions, les événements ne sont pas reliés entre eux de la même façon que pour vous. Votre échelle des valeurs des "choses de la vie" lui est en grande partie étrangère, sans doute a-t-il la sienne propre, à quoi vous ne pouvez, à votre tour, rien comprendre.
Souvent, si le malade finit par se conformer aux règles de comportement minimum qu'on lui demande de respecter, c'est soit pour vous faire plaisir sur le moment, soit pour qu'on le laisse en paix (aussi sur le moment). Ce n'est pas par réelle adhésion durable ni compréhension profonde, si bien qu'un résultat apparent n'est jamais réellement acquis définitivement.

Il vous faut donc trouver un modus vivendi quotidien, vous y tenir et vous en contenter, en sachant qu'à tout moment des accrocs peuvent survenir et remettre en question un équilibre fragile et difficilement construit, tout en gardant votre patience, votre calme, et en économisant votre énergie (c'est ce qu'en jargon de psychothérapeute on appelle "prendre ses distances").

Tout cela est, bien sûr, plus facile à dire qu'à faire et, s'il ne faut surtout pas porter de jugement sur le malade, on comprendra pourtant que ses comportements et discours - et leurs conséquences diverses - puissent s'avérer difficiles à endurer avec sérénité à longueur d'année(s). Vous seul(e) pouvez en fait découvrir l'attitude "qui marche - le mieux ou le moins mal - ou qui ne marche pas" avec votre malade. Il n'est pas possible ici de donner des règles générales pour dire "ce qu'il faut faire". On a déjà dit ailleurs "ce qu'en général il vaut sans doute mieux ne pas faire". Cela signifie que les règles de comportement que vous devriez adopter dans vos relations avec votre malade, vous seul(e) pouvez les découvrir, c'est-à-dire que personne ne peut le faire à votre place, même pas le psychiatre ou un autre "professionnel".

On ne peut que répéter ici que chaque cas de maladie schizophrénique étant unique, seuls ceux qui vivent avec le/la malade peuvent apprendre, par expérience personnelle, en partageant sa vie quotidienne: ce qu'on peut lui dire en espérant se faire comprendre de lui (d'elle); ce qu'on peut attendre de lui, parce qu'on a constaté qu'il (elle) en est capable; ce qu'il faut éviter de faire ou de dire, parce que cela risque de n'être pas compris de lui (d'elle) ou de provoquer chez lui (chez elle) des émotions incontrôlables, des "crises".

Dans les associations d'entraide regroupant des parents de malades, on fait parfois appel à des "soignants" psychiatriques ou des "infirmières psychiatriques", spécialement rémunérées pour cette tâche, pour expliquer, à de petits groupes de parents, les particularités de "la schizophrénie" (ou les particularités de leurs malades) et pour les conseiller dans leurs relations avec ces malades. Ceci représente un progrès bienvenu en comparaison de la pauvreté, voire de l'absence de discours utile d'une majorité de nos psychiatres traitants sur les mêmes sujets. Bien des parents semblent retirer un certain soulagement de cette espèce "d'enseignement". A ma connaissance, les psychiatres n'y participent en général pas, bien qu'ils pourraient y trouver un certain intérêt, probablement plus pour eux-mêmes que pour les familles présentes: ils pourraient y apprendre, pour autant qu'ils évitent soigneusement de prendre eux-mêmes la parole, des tas de choses indispensables à leur métier dont la plupart d'entre eux pourtant n'ont apparemment pas la moindre idée.

Dans pareilles séances (ou séries de séances), d'une part les parents exposent les problèmes quotidiens que pose leur malade, tandis que les "professionnels psy" (infirmières, travailleurs sociaux) interprètent ces récits et tentent d'indiquer des solutions pratiques aux problèmes décrits. Il ne faut toutefois pas placer tous ses espoirs dans ces séances dites "éducatives". Comme je le disais déjà plus haut, vous seul(e) vivez avec votre malade, et le récit que vous pouvez faire de ses problèmes - et des vôtres - à un étranger ou une étrangère, quelle que soit l'expérience et la bonne volonté de celle-ci, ne lui permettra jamais de suppléer votre expérience personnelle vécue que par des interprétations intuitives "de seconde main". Toutefois, l'expérience d'autres parents ou proches présents, qui vivent eux-mêmes des problèmes qu'on dit comparables aux vôtres, cette expérience-là peut vous instruire et, dans cette mesure, donner à ces séances de "psycho-éducation" une certaine utilité pratique, en plus du sentiment d'une solidarité humaine qui peut y prendre naissance, ce qui n'est certes pas non plus négligeable.


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