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"Malheureusement, ce n'est pas parce que nous sommes entrés dans une période consensuelle, où il faut être positif, aimable et conciliant, que les comportements dévots sont plus défendables aujourd'hui qu'ils ne l'étaient autrefois.
Et ce n'est pas non plus, quoiqu'on en pense, adopter une attitude répressive et policière que de constater que la quantité de non-sens que nous sommes devenus capables de tolérer au nom de la pensée et de la créativité est décidément un peu trop grande.
"
Jacques Bouveresse: "Qu'appellent-ils "penser"? "

CAMPAGNES de "SENSIBILISATION"

Changer notre éducation, nos jugements de valeur, nos façons de parler et nos comportements, peut-être même dès la prime enfance, cela nous permettrait-il "d'accepter toutes ces différences" qui ne nous sont pas visibles chez les autres, mais dont eux et nous subissons les conséquences, et eux bien plus que nous encore?

Périodiquement, dans l'un ou l'autre de nos pays européens occidentaux, ou encore dans plusieurs de ces pays simultanément, des associations organisent des campagnes de "sensibilisation" en faveur de la "SANTÉ MENTALE" (ces associations s'imaginent "oeuvrer" en faveur des malades mentaux, mais nous verrons qu'on peut éprouver des doutes quant à la pertinence de ces "actions").

C'est principalement l'Organisation Mondiale de la Santé (W.H.O. - O.M.S.) qui, depuis des années, insiste en permanence sur la stigmatisation dont les malades mentaux seraient les victimes dans l'opinion publique. D'après l'O.M.S., la stigmatisation des malades mentaux serait à l'origine de leur discrimination dans tous les domaines d'activité de nos sociétés et, ce qui est un comble, ce serait encore elle qui constituerait le principal obstacle à la dispensation des soins rendus nécessaires par leur état de santé. Nombreux sont les pays dont les services de santé publique, sans trop paraître se poser de questions, ni sur le sens ni sur la validité de pareilles affirmations, ont décidé de suivre l'O.M.S. dans sa démarche de "sensibilisation à la santé mentale" - démarche de nature essentiellement publicitaire -, peut-être parce que c'est celle qui pourrait leur apparaître comme la moins coûteuse à court terme et, sans aucun doute, parce que c'est aussi celle qui demande le moins de réflexion vraie et est la moins difficile à mettre immédiatement en oeuvre.

En cohérence apparente avec cette vision fondamentalement faussée, déformée (entachée d'une grave presbytie), on veut espérer et on veut se persuader que l'information, par voie de campagnes de presse et dans les médias, visant à "changer les appréciations" du public sur les maladies mentales psychotiques, devrait permettre d'instruire le grand public sur ces affections et ainsi de réduire la stigmatisation, donc aussi la discrimination dont les malades mentaux seraient la cible. On sous-entend que, de cette manière, on pourrait contribuer à une réintégration - à la réinsertion - plus aisée des malades mentaux chroniques "dans la cité", dans la société. Pour utiliser un vocable français dans son acception franco-canadienne opportunément équivoque, on devrait ainsi pouvoir "réhabiliter" un certain nombre de malades mentaux (sous entendu: qui, aujourd'hui encore, encombrent nos hôpitaux, coûtent donc cher à la Sécurité Sociale, et dont les protestations et revendications de leurs proches finissent par donner, à certains, à la fois mauvaise image et mauvaise conscience).

J'ai déjà souligné à diverses reprises sur ce site les erreurs fondamentales d'appréciation et de raisonnement qui sont à la base des politiques officielles dites "en faveur de la santé mentale". Malheureusement, ces erreurs ont été pendant longtemps encouragées par des professionnels partageant et entretenant eux-mêmes surtout les croyances régnant de leur temps. De plus, souvent ils préféraient leurs réputation et confort personnels et parfois avoir l'oreille des politiques, plutôt qu'ils ne se souciaient effectivement du bien-être de leurs malades. Recrutés par les appareils administratifs de la santé publique de leurs pays respectifs, ces experts pour les administrations et les gouvernements, pour la plupart plus théoriciens littéraires, voire pédants que médecins praticiens et cliniciens, n'avaient eu que fort peu d'occasions de vivre, ni assez longtemps ni d'assez près, la vie quotidienne des malades et de leurs familles. Beaucoup d'entre eux n'avaient pas non plus une véritable expérience clinique de longue durée acquise au contact permanent, soit avec les malades mentaux hospitalisés, soit avec ces malades dans leur lieu de vie.

En outre, il faut bien reconnaître que, pendant fort longtemps et faute de mieux, plutôt que de biologie et de médecine, notre psychiatrie ne s'est nourrie que de simulacres d'une fort médiocre philosophie accommodée, par les hommes de l'art, à la sauce d'un jargon pseudo-technique, délibérément obscur quoique fleuri, pour en masquer la vacuité et l'insipidité derrière un verbiage abscons. Il est excessivement difficile de se défaire des mauvaises habitudes ainsi contractées et entretenues depuis plus d'un siècle. Aujourd'hui encore, notre psychiatrie se contente bien souvent d'une certaine rhétorique creuse qui passe d'autant plus facilement pour de la science qu'elle rend plus séduisants les lieux communs les plus éculés, et apparemment plus originales les idées reçues les plus banales, surtout si elles sont fausses, ce qui est malheureusement le cas bien plus souvent qu'on ne le croit.

Malheureusement encore, trop souvent les associations de défense et d'entraide des malades mentaux se laissent prendre à cette rhétorique et ses sophismes, elles finissent par croire elles-mêmes à la stigmatisation entraînant la discrimination des malades mentaux, et elles emboîtent naïvement le pas à ceux qui prétendent chasser la proie alors qu'ils ne font que se donner l'air de poursuivre ce qui, en réalité, n'est qu'une ombre.
C'est ainsi que ce 15 mars 2005, une campagne a été lancée en France "en faveur de la santé mentale", adoptant pour principal slogan "Accepter les différences, ça vaut aussi pour les troubles psychiques" (FNAP-Psy., UNAFAM, AFM, CCOMS) (incidemment, rappelons que le 4ème point des objectifs poursuivis par une campagne comparable menée en Belgique en 2001 était déjà intitulé, très explicitement, "faire accepter la différence de l'autre" v. Année 2001).

D'apparence bienveillante et généreuse à première vue, la proclamation "Accepter les différences, ça vaut aussi pour les troubles psychiques" est, en réalité, non seulement une affirmation fausse, mais c'est aussi l'expression très révélatrice d'une fondamentale ignorance de ce que sont les maladies mentales, et elle témoigne d'un regrettable manque de réflexion, pour ne pas dire pire (pour rester poli), de la part de ceux qui, revendiquant la qualité de défenseurs des malades mentaux, font de pareil slogan une sorte de signe de ralliement censé aider les malades mentaux à mieux vivre au sein de la société. Il nous faut sans cesse revenir sur ce paradoxe pernicieux pour l'expliquer et le dénoncer.

Nos sociétés occidentales démocratiques pronent la tolérance et s'efforcent de la respecter: elles se veulent multiculturelles, elles veulent garantir les libertés individuelles, la liberté d'expression, d'opinion et des cultes. Elles tentent de proscrire et d'éliminer toutes les injustices: les discriminations basées sur le racisme, le sexisme, l'apparence et les handicaps physiques, la xénophobie, etc., etc., et nous ne pouvons que nous féliciter de ces efforts même si, parfois, ils nous paraissent encore très insuffisants.

Croyant ainsi faire preuve de progressisme, de tolérance, faire étalage de leur ouverture d'esprit aussi large que possible, certains veulent croire que les "troubles psychiques" pourraient et ne devraient représenter qu'une "différence" de plus, une "différence" comme une autre en quelque sorte, une de ces "différences" à tolérer parmi l'infinité des différences et nuances de diverses natures qu'on se plaît à distinguer dans cette foule d'individus disparates qui composent nos sociétés modernes.

Les "différences" que nos sociétés démocratiques s'efforcent généralement d'accepter (avec plus ou moins de succès) sont habituellement des variations, des distinctions "physiques" ou matérielles bien perceptibles au premier coup d'oeil: la couleur de peau, les tenues vestimentaires, les multiples invalidités physiques, entre autres exemples possibles. En plus d'être visibles, elles peuvent être aussi audibles: ce sont, par exemple, les différents accents qui évoquent les dialectes d'origine étrangère.

On admet aussi des différences de croyances qui, si elles ne se voient et ne s'entendent pas, ont cependant des conséquences sur les comportements éventuellement visibles: en effet, les différentes religions peuvent prescrire à leurs fidèles des comportements, des rites et des pratiques qui leur sont propres; mais ces pratiques se déroulent, soit en privé, soit dans des lieux de cultes qui leur sont spécialement réservés, et leurs manifestations sont, habituellement, soigneusement tenues à l'écart de la rue et de la vie publique. D'un accord général, on admet qu'elles ne sont tolérables que si leur expression reste "discrète", c'est-à-dire n'entrave ni n' "offense" la manifestation des croyances d'adeptes de religions ou de croyances différentes.

Toutes ces différences qu'on vient d'évoquer, et combien d'autres encore qu'il serait trop long de passer en revue ici, elles se constatent d'emblée quand les gens se côtoient, lors des échanges et contacts sociaux des gens les uns avec les autres: ce sont des "différences" directement accessibles à nos sens et qui, pour être comprises immédiatement, ne nécessitent que peu, ou même aucune interprétation compliquée. La compréhension de leur nature est pour ainsi dire instantanée et automatique. Nous les acceptons sans même trop y réfléchir, car elles ne nous semblent pas ni nous menacer personnellement, ni contrevenir aux règles, tant explicites qu'inexprimées, de rigueur, en usage ou seulement simplement "convenables" dans notre société.

Mais les "troubles psychiques", ne l'oublions jamais, nous ne les voyons pas, nous ne les touchons pas. Contrairement à ce que voudrait suggérer le slogan irréfléchi qu'on veut nous asséner pour "le bien" des malades mentaux, les "troubles psychiques" ne sont pas une "différence" comme les autres, qui serait d'emblée manifeste et qu'on pourrait accepter "à vue" comme toutes celles qu'on a citées précédemment.

Les "troubles psychiques" sont, au départ, des "accidents de construction du cerveau" qui, à leur tour, entraînent "des perturbations de son fonctionnement". Ces défauts de construction et les perturbations des mécanismes du fonctionnement cérébral qui en résultent ne sont pas immédiatement perceptibles à nos sens. Seules leurs conséquences finales, comportementales nous en révèlent l'existence, et cela uniquement parce que ces conséquences sont incongrues ou inappropriées aux circonstances.

Ces comportements incongrus, il se trouve que ce sont aussi ceux dont notre éducation, depuis le plus jeune âge, nous a inculqué qu'ils sont proscrits et que, si malgré tout nous transgressons l'interdit, nous nous exposons à la réprobation générale, c'est-à-dire au jugement moral, c'est-à-dire à la stigmatisation de notre comportement, voire à des punitions, des châtiments. Nous-mêmes, personnes bien éduquées (cela va sans dire!), nous éprouvons, automatiquement, un sentiment de malaise quand nous assistons à des comportements habituellement qualifiés de "peu convenables". Nous émettons aussi, même si ce n'est que tacitement, voire inconsciemment, des jugements réprobateurs et "stigmatisants" sur les auteurs d'actes "inappropriés" (ou condamnables) dont nous sommes témoins.

Ce sont là des "réflexes" bien normaux, presque "naturels" pourrait-on dire, que chacun de nous a acquis par l'éducation dès l'enfance et, depuis, par les contacts sociaux échangés en permanence. Comment donc parvenir à mettre ces réflexes en veilleuse quand nous sommes confrontés à un malade mental (dont nous ne savons pas qu'il est malade), comment par contre les tenir néanmoins en éveil pour respecter nous mêmes un comportement social adéquat et, le cas échéant, rappeler parfois peut-être aux "convenances" les bien-portants qui nous entourent (dont nous ne savons pas plus s'ils sont bien-portants ou malades)?

Quels sont donc les dons de voyance extra-lucide et de divination télépathique qu'on nous prête pour imaginer que nous soyons capables de tels miracles d'intuition et d'acrobatie mentale dignes d'une littérature de science-fiction? Par un coup de baguette magique, une "campagne en faveur de la santé mentale" va-t-elle nous conférer ces dons?
Pareille campagne va-t-elle permettre à l'agent de la circulation d'accepter que telle personne, dont il ne sait pas qu'elle est "différente", traverse la rue en dehors du passage pour piétons ou qu'elle ignore un feu rouge? Cette campagne permettrait-elle à telle dame distinguée et un peu pincée d' "accepter la différence" (invisible) de cet autre malade qui, par exemple, sans penser le moins du monde à mal, rajusterait ses sous-vêtements devant elle et en public? On pourrait multiplier à l'infini les situations, parfois cocasses au premier abord mais combien plus souvent lamentables et même tragiques, susceptibles de se présenter dans toutes les circonstances de la "vie en société".

Au sein des familles où l'un des membres développe une affection mentale chronique et parce qu'ils connaissent depuis toujours leur malade et l'aiment, les parents et proches s'efforcent en effet d' "accepter sa différence" (que pourraient-ils faire d'autre?) et d'en supporter les conséquences (ce sont deux choses bien distinctes!). Mais tous les membres de ces familles sont-ils toujours capables de cet effort permanent? Combien de familles n'ont-elles pas éclaté après l'apparition d'une affection mentale chronique d'un époux, d'une épouse ou d'un enfant? Combien de divorces et de séparations? Combien de frères et soeurs n'ont-ils pas fui? Combien d'amis de la famille ne se sont-ils pas éloignés plus ou moins discrètement qui, bien qu'amis, s'ils ont peut-être essayé d' "accepter la différence", n'ont pourtant pu en supporter les conséquences?

Et l'on voudrait nous faire croire qu'une "campagne en faveur de la santé mentale", prétendant faire "accepter les différences" (mais pas leurs conséquences!) que constitueraient les "troubles psychiques" pourrait, autrement que dans l'imaginaire et l'abstrait de quelques-uns, modifier les perceptions de la population dans son ensemble, modifier ses attitudes réflexes en faveur d'inconnus, d'étrangers dérangeants, voire inquiétants, alors que même leurs proches et parents, pourtant bien motivés, n'y parviennent pas toujours?

Ce qu'on oublie aussi de dire, c'est que pareilles campagnes ne s'attaquent aucunement aux véritables problèmes. Tout ce qu'elles font, c'est laisser croire qu'on s'affaire pour une bonne cause. Mais, pendant ce temps, on néglige et on oublie les seules choses qui soient vraiment importantes: la lutte contre les maladies mentales elles-mêmes (aider la recherche), on renonce à la mise en place de remèdes sociaux (les aides de revalidation, l'accompagnement et le suivi des soins, la création de lieux d'accueil dignes de ce nom), qui supposent des moyens humains et matériels spécialisés bien plus importants et plus onéreux que la diffusion épisodique d'affiches et de spots publicitaires dans la presse et les médias.

C'est sans doute ce choix des "solutions" les moins coûteuses qui dicte la préférence pour des campagnes publicitaires qui se trompent de cible. Il est dommage que ce soient précisément les organisations qui s'impliquent dans la défense des intérêts des malades mentaux qui se laissent ainsi fourvoyer. Elles lâchent la proie pour l'ombre et ne veulent pas s'en rendre compte.


Confirmation de ce qui précède a tout récemment été apportée par une étude de tendances pratiquée par des psychiatres universitaires allemands (Leipzig) à partir de données obtenues en 1990 et en 2001 dans les Länder de l'ancienne RFA. Cette étude a clairement montré une progression de la connaissance et une meilleure acceptation par le public des causes biologiques de la schizophrénie survenues pendant cette période, mais cette meilleure information s'accompagne d'une tendance parallèlement accrue à prendre socialement ses distances d'avec les personnes atteintes de schizophrénie. Les campagnes anti stigmatisation semblent donc manquer le but officiellement poursuivi par leurs organisateurs.
Angermeyer, M.C., Matschinger, H. : Causal beliefs based on data from two population surveys in Germany. Br J Psychiatry 2005, 186: 331-334


L'utilité des campagnes de "lutte contre la stigmatisation" auprès du grand public n'est pas seulement mise en doute sur le présent site. Elle est aussi contestée, non seulement par des universitaires allemands (vide supra), mais aussi par des psychologues et épidémiologistes canadiens ayant enquêté sur les attitudes du public à la suite de pareilles campagnes. Ainsi que le rappellent le Dr E. Fuller Torrey et Mr D.J. Jaffe (NAMI, U.S.A.), il vaudrait mieux s'efforcer vraiment de traiter efficacement tous les malades souffrant de schizophrénie, de manière à réduire la fréquence des incidents violents dont les médias se font abondamment l'écho au détriment et en oubliant les 99% de malades de schizophrénie qui ne sont pas violents.
Les enquêtes d'opinions montrent que les campagnes "anti-stigma" auprès du grand public ne sont que du gaspillage financier. Huit millions de dollars dépensés à pareille campagne en Australie n'ont eu que très peu d'impact. "Les campagnes de 'sensibilisation' devraient plutôt se focaliser sur les professionnels de la santé mentale pour accroître leur prise de conscience à eux" (selon le Dr Heather Stuart, Queens University, Canada) (et l'O.M.S., la Commission Européenne, etc., etc., pourraient se tenir un peu mieux au courant, ndlr)
(http://www.schizophrenia.com/sznews/archives/001751.html)


Première publication: 4 Avril 2005 (J.D.) Dernière modification: 16 Mai 2005

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