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Des difficultés quotidiennes et terre-à-terre

"Mental illness is a cruel disease. No one knows whom it might strike or why. There is no known cure. It lasts forever."
(La maladie mentale est cruelle. Personne ne sait qui elle pourrait frapper, ni pourquoi. On ne connaît pas de moyen de la guérir. Elle est là pour toujours.)
Pete Earley: Crazy, p. 361

Les malades mentaux chroniques souffrant d'une psychose sont chaque jour confrontés à de multiples problèmes très prosaïques engendrés par leur état, et cet état en rend la solution impossible, sinon à tout le monde, du moins certainement et toujours à eux-mêmes.
Les exemples de situations absurdes ou inextricables rencontrées du fait de la maladie sont innombrables et varient avec le cas de chacun (selon les caractéristiques personnelles de l'affection de chacun). On ne peut en faire ici l'inventaire exhaustif. Quelques exemples devraient cependant suffire à illustrer ces difficultés. Quelques-uns, tous véridiques, en sont donnés ci-dessous.

Un malade mental chronique, psychotique, est "invité" à quitter l'institution psychiatrique où on a traité un épisode aigu de son affection pendant quelques semaines: bien qu'il doive continuer à suivre un traitement neuroleptique, son état ne semble en effet plus fluctuer rapidement: on le considère donc comme "stabilisé"; d'autre part, le temps de son séjour en service psychiatrique doit être "le plus court possible". Il est alors admis à louer, à l'extérieur, auprès d'une association qu'on lui recommande, un "appartement supervisé" où on lui laisse espérer pouvoir mener une vie plus autonome et plus libre qu'en institut ou hôpital psychiatrique.

Il rencontre les membres de "l'équipe responsable" de la gestion et de la "supervision" de ces appartements (comportant, en principe, des "professionnels" de la "santé mentale").

Par analogie avec d'autres banales procédures de location généralement en usage, une sorte de contrat de bail de location est présenté au futur "résident" locataire. Ce contrat est habituellement à sens unique: il stipule les règles de bonne conduite que le locataire, en signant, s'engage à respecter, et prévoit son expulsion immédiate en cas de non respect. Par contre, il ne mentionne jamais les obligations auxquelles le bailleur s'engagerait. Il ne définit pas non plus en quoi consiste la protection ou la supervision censée conférer à ce logement sa spécificité. Un état des lieux sommaire et expéditif sera établi et imposé unilatéralement (par qui?) à la sortie, on ne pense surtout pas à en proposer un à l'entrée, mais le dépôt d'une somme caution équivalant à 1-2 mois de "loyer" sera exigé.
Ainsi, le bailleur qui, de par ses qualifications (un "professionnel de la santé mentale extra-hospitalière"), ne peut ignorer que son locataire est en situation de faiblesse, d'infériorité pour des raisons évidentes de "santé mentale", en profite manifestement pour se soustraire à ses obligations les plus élémentaires.
Les formalités - à remplir auprès de l'administration communale - d'ouverture des divers compteurs (eau, gaz, électricité) sont laissées à l'initiative du futur résident, comme éventuellement la fermeture des compteurs du résident précédent (si, p.ex. celui-ci l'avait négligée). Bien qu'il n'en soit pas à son premier locataire, le bailleur (les membres de son "équipe responsable") n'est souvent pas en mesure de l'informer sur les modalités et horaires auxquelles ces formalités sont soumises.

Au sein des "équipes responsables", souvent personne ne semble vouloir se souvenir que les résidents locataires, hébergés dans des appartements officiellement appelés "protégés" ou "supervisés", sont des personnes mentalement malades, dont les capacités de raisonnement, de prévision des conséquences de leurs propres actes (mais aussi de ceux des autres), donc la responsabilité, sont atténuées, diminuées (peuvent-ils toujours comprendre toutes les implications de ce qu'on s'empresse de leur faire signer à la va-vite?)
Fort souvent, les "responsables des équipes d'accueil" considèrent leurs locataires comme si ils étaient des personnes en bonne santé à tous points de vue. Ils ne s'informent même pas pour savoir si les résidents continuent à suivre l'indispensable traitement médicamenteux qui, seul, leur permet de mener une vie à peu près "normale": s'alimenter correctement, dormir et se laver régulièrement, s'habiller plus ou moins décemment, accomplir quotidiennement un minimum de tâches domestiques, etc., etc. Si on se risque à leur en faire la remarque, ils vous rétorquent: "Ce sont des adultes, il faut les responsabiliser, leur apprendre à assumer leurs responsabilités".
C'est l'histoire de "la paille et la poutre".
De nombreux "professionnels de la santé mentale extra-hospitalière" étalent ainsi leur ignorance crasse des caractéristiques des psychoses et font preuve d'une désinvolture irresponsable et inadmissible: s'ils ont des clients et des résidents, c'est bien parce que ce sont des malades mentaux dont les capacités et les moyens ne sont plus ceux de chacun ni de tout le monde! Si ces personnes n'étaient rendues infirmes par la maladie mentale, elles n'auraient en effet aucune raison de s'adresser à ces "professionnels" (auto-proclamés tels?) et bien sûr elles éviteraient d'en dépendre! Mais d'autre part, si on leur annonce protection et supervision, il faut alors effectivement tenir ses engagements envers elles de manière responsable! Les "professionnels" ne peuvent continuer d'exister, dans le rôle qu'ils prétendent tenir, que par les services qu'ils se sont très publiquement engagés à rendre à ceux qui s'adressent à eux. Qu'ils se gardent bien de l'oublier. La profession qu'ils ont choisi d'exercer n'est peut-être pas la sinécure qu'au départ ils croyaient, mais cela, c'est devenu leur problème!

Le deuxième exemple vécu est survenu dans un service psychiatrique universitaire dont il vaut mieux taire le nom. Un jeune homme psychotique en crise y a été admis, dans des circonstances comme toujours assez angoissantes, tant pour la famille que pour le malade. Après plusieurs semaines pendant lesquelles le malade se replie de plus en plus sur lui-même, ses parents obtiennent de rencontrer l'assistante sociale du service, qui leur assène: "je ne l'ai pas encore vu! J'ignore donc s'il pourrait avoir besoin de quelque chose. D'ailleurs, si c'était le cas, mon nom est sur la porte s'ouvrant sur le couloir, il passe tous les jours devant, il n'a qu'à me demander".
Que penserait-on d'un maître nageur et sauveteur qui, observant la mer du haut de son poste sur la plage et voyant un nageur en grande difficulté et risquant la noyade, n'aurait d'autre réaction que de dire: "Il sait où je me trouve, il n'a qu'à nager jusqu'à moi..."? Bel exemple de compétence et de conscience professionnelles, n'est-il pas vrai?

Un troisième échantillon est celui de ce patient hospitalisé dans une institution psychiatrique de la région bruxelloise, dont il n'était autorisé à sortir que selon un horaire très strict. Sa mère reçut un jour, de la compagnie bruxelloise de transports en commun (STIB) un avis selon lequel une amende était réclamée à son fils pour avoir voyagé sans "titre de transport" (la resquille est un sport très pratiqué dans les transports en commun bruxellois, on essaye d'en dissuader par des amendes aux tarifs progressifs). L'heure de l'infraction correspondant avec celle de la présence obligée du malade dans l'hôpital, la mère contestait la matérialité des faits reprochés à son fils et refusait de payer. La compagnie de transports harcelait ensuite la mère de lettres comminatoires et accroissait périodiquement le montant de l'amende et, pour renoncer à percevoir celle-ci, exigeait de recevoir une attestation du médecin selon laquelle le "coupable" était bien à l'hôpital à l'heure dite. Se retranchant bien sûr derrière le secret médical, le psychiatre de l'institution, de son côté, refusait obstinément de remettre à la mère du malade une lettre attestant de sa présence (dans son bureau, par exemple, ce qui n'aurait trahi aucun secret) à l'heure dite. Et l'amende d'augmenter encore pour atteindre un montant astronomique... (finalement, les choses se sont arrangées autrement: la STIB a fini par découvrir que le fils malade était la victime innocente d'une homonymie avec un autre voyageur qui, lui, par contre, était bien en infraction!)


Première publication: 16 Mars 2001 (J.D.) Dernière modification: 3 Juillet 2006

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