"La médecine s'est toujours mieux réformée lorsqu'elle était contrainte de le faire par ceux qu'elle ambitionne de servir."
Alain Bottéro: "Un autre regard sur la schizophrénie", p.204
Odile Jacob. Paris 2008. ISBN 978-2-7381-1997-1
Idées fausses, problèmes mal posés, fausses solutions
Les préjugés, les idées fausses et toutes sortes de légendes anciennes mais toujours bien vivaces circulent dans le grand public à propos des malades mentaux chroniques, de leurs "maladies" mentales, des mesures qu'il y a lieu de prendre pour soulager ces malades et pour atténuer les multiples conséquences de leurs affections.
Ce constat d'une représentation lacunaire et, bien souvent, fantaisiste des maladies mentales dans le public est la raison officielle invoquée par diverses organisations belges qui, en 2001, justifiait une campagne de "sensibilisation" du grand public aux "problèmes de santé mentale". Cette campagne s'efforçait surtout, paraît-il, de réduire la "stigmatisation" et la "discrimination" dont les malades mentaux seraient victimes de la part de la population en général. Nous avons déjà dit, dans les autres articles de ce site, quelles sont nos convictions à ce sujet, et nous n'y reviendrons plus ici: il n'y a, jusqu'à présent, aucune raison qu'elles changent.
Cependant, les idées fausses et les préjugés ne se limitent pas aux représentations qu'on se fait des maladies mentales et de leurs victimes. Elles ont également trait à la psychiatrie, c'est-à-dire non seulement au traitement des malades mentaux, mais aussi aux moyens dont on dispose pour définir, détecter et identifier "les maladies mentales" (en poser le diagnostic), pour en prédire l'évolution (en faire le pronostic) et elles concernent tout autant les diverses thérapeutiques qu'on imagine devoir mettre en oeuvre pour les "soigner" (les traiter).
Les idées fausses et les préjugés ne sont pas non plus
le monopole du grand public profane. Malheureusement, on les rencontre aussi,
et beaucoup moins rarement qu'on ne le voudrait, parmi ceux qui, dans l'exercice
de leur profession, ont à s'occuper de malades mentaux chroniques. Ces
professionnels, ce sont le corps médical - psychiatres ou non - et les
juristes (juges et avocats).
Ces derniers ne sont pas médecins. Au départ, ils partagent donc,
sur les maladies mentales, les idées reçues de Mr. et Mme Tout-le-monde.
S'ils veulent se forger une opinion plus "professionnelle", ils ne
peuvent que se référer à ce que les "experts"
médicaux officiellement reconnus en la matière leur disent.
Mais, si on se base sur les récits des familles et des proches de malades
mentaux chroniques (et quelles raisons valables aurait-on de ne pas les écouter?),
il semblerait que les médecins eux-mêmes, qu'ils soient psychiatres,
généralistes ou exerçant d'autres spécialités,
soient nombreux à se faire une représentation fausse des maladies
mentales chroniques et de la psychiatrie. En réalité, ils en savent
ce que d'autres psychiatres leur en enseignent sur les bancs des facultés
de médecine et dans les services de psychiatrie hospitaliers: dans ces
lieux-là (comme nous l'avons déjà dit ailleurs), les choses
dites et parfois montrées, entendues et parfois vues, ont peu en commun
avec la réalité quotidienne vécue par vous et moi. Sans
doute pourrait-on dire que de nombreux médecins croient y avoir "reçu
la science", mais rares sont ceux qui ont vraiment l'occasion de la confronter
journellement et continûment à l'expérience vécue.
Ils n'acquièrent donc qu'exceptionnellement une véritable expérience
personnelle des multiples aspects des maladies mentales.
Or, dans le domaine du "mental", l'intuition basée sur l'expérience
personnellement vécue et ressentie, même si elle est loin de suffire
à tout résoudre, revêt une importance capitale et prépondérante,
elle est le préalable indispensable à la prise de toute décision
par le médecin. On semble aussi très généralement
oublier que, par nature même, pareille expérience reste personnelle,
elle n'est pas transmissible, c'est-à-dire qu'elle ne peut être
enseignée ex cathedra ni par des descriptions (elle ne l'a donc jamais
été!)
Dans son Bulletin trimestriel (pp. 3-5, n° 94 de décembre 2001),
notre Conseil National de l'Ordre des Médecins publie un "avis"
(référence
a094002). Cet avis, par l'exemple concret caractéristique
qu'il nous donne, illustre fort bien certains des aspects évoqués
ci-dessus. L'avis a trait au "Rapport médical
circonstancié" qui doit accompagner toute requête
auprès du juge de paix en vue d'hospitalisation sous contrainte, pour
obtenir la "mise en observation" (pour maladie mentale).
La première partie du document cité consiste en "l'énoncé
du problème", la deuxième partie est l'avis du Conseil pour
la "solution" du problème.
Avant de relever quelques uns des points intéressants de cet avis, il n'est pas inutile de rappeler, peut-être avec quelque insistance, la donnée ou condition initiale principale du problème soumis par le psychiatre à l'avis du Conseil National de l'Ordre des médecins. En effet, comme on peut précisément le voir ici, cette condition initiale risque d'être perdue de vue au cours de l'étude même du problème, les solutions proposées perdant alors toute signification utile puisqu'elles s'adresseront à un problème désormais différent de celui d'origine, et l'on pourrait aussi en retirer l'impression, justifiée ou non, que les réponses fournies éluderaient en fait les questions posées.
Il est question ici du "Rapport médical circonstancié", dont l'obligation de le rédiger et de l'adresser au juge de paix résulte du caractère forcé de l'admission du patient dans un établissement psychiatrique. On ne semble pas s'être demandé pourquoi il fallait recourir à l'admission forcée. Les psychiatres faisant partie du Conseil National de l'Ordre des médecins (ou ceux dont les conseillers auraient pu recueillir les avis) auraient certainement été en mesure d'expliquer à leurs confrères que l'admission forcée est, très généralement, la conséquence fort logique de la non reconnaissance, par le malade, de son affection mentale. Cette non reconnaissance entraîne son refus et la non observance du traitement, que celui-ci soit administré en ambulatoire ou en institution. La non observance du traitement constitue pour l'état du malade un risque dont le médecin traitant ne peut assumer la responsabilité. Il ne peut donc accepter pareil refus, car ce serait s'y associer, au détriment des véritables intérêts de son patient.
Reprenons tout d'abord - bien que nous n'en disposions que "de seconde
main" - les raisons qu'aurait invoquées le juge de paix mentionné
plus haut pour refuser la validité du "rapport médical circonstancié".
Nous pouvons imaginer que, confronté à une demande d'hospitalisation
forcée, un juge de paix, garant des droits et libertés individuelles,
ait un premier mouvement, une tendance naturelle à mettre en doute le
bien-fondé d'un document qui, avant toute autre chose, justifiera de
priver, au moins temporairement, quelqu'un de sa liberté. Il devra donc
tenter de préserver cette liberté s'il a le moindre doute à
propos des motivations et du désintéressement du rédacteur
du rapport.
D'après le juge de paix, le médecin traitant rédacteur
du rapport pourrait avoir entendu parler du patient, par exemple par des collègues
ou autres professionnels, ou il aurait pu en entendre parler par des membres
de sa famille, ou encore, de par sa relation étroite et prolongée
de médecin traitant avec son patient, il aurait tissé avec ce
dernier des liens comparables à des liens de parenté.
Pour ce juge de paix, ce que le médecin pourrait avoir entendu des propos
tenus par des tiers sur son patient, mais aussi ce que lui-même aurait
appris et observé de son patient au cours de leurs rencontres aurait
privé le médecin de son "indépendance professionnelle
et intellectuelle". Son "Rapport médical circonstancié"
en deviendrait donc "une attestation de convenance".
Plusieurs erreurs entachent ce raisonnement.
- La première, c'est que la "perte de l'indépendance professionnelle
et intellectuelle" est un argument non sequitur dans le raisonnement
avancé. Les indépendances professionnelle et intellectuelle
d'un médecin traitant (en l'occurrence, qu'est-ce que le juge de
paix entend par là?) ne sont pas mises en danger par l'exercice
même de sa profession ni par ce qu'il apprend à propos de son
patient. Gardons-nous bien de prendre un médecin traitant ayant à
coeur les intérêts de son patient (un expert technique de
la défense, en quelque sorte), pour un juré de cour d'assises
qui, supposé naïf au départ, doit se forger son intime
conviction en ne se basant que sur ce qu'il entend aux audiences; et le juge
de paix devrait, lui aussi, résister à la tentation de se prendre
pour un président de cour d'assises récusant un juré!
- La deuxième erreur est de croire que, puisque le médecin traitant
[l'expert technique de la défense] du patient [de l'accusé]
demande l'hospitalisation forcée du patient [l'emprisonnement du
client de la défense], il ne peut (dans l'esprit du juge)
qu'avoir partie liée avec, par exemple, des membres de la famille du
malade [une partie adverse supposée] nourrissant de la malveillance
ou d'hypothétiques intérêts inavouables dans la mise hors
circuit de leur parent ou proche. Le fait de demander l'hospitalisation forcée
de son patient ne transforme pas le médecin traitant en "témoin
de l'accusation"!
- La troisième erreur est de prendre la demande d'hospitalisation
sous contrainte pour une sorte de sanction pénale à l'encontre
du malade concerné. Si, dans l'état mental où le malade
se trouve, celui-ci la prend bien pour telle, il ne faut cependant pas oublier
que, malgré cette interprétation morbide des apparences, le
médecin traitant en prend la décision tout à la fois
à contrecoeur, mais aussi et d'abord dans l'intérêt
véritable de son patient, et au risque de compromettre la relation
de confiance que peut-être il croyait avoir établie avec ce dernier.
- Une quatrième erreur consiste à partager la croyance populaire
entretenue par une certaine littérature romanesque et par de nombreux
médias. Cette croyance voudrait qu'un médecin, expert psychiatre
"fraîchement débarqué d'ailleurs" et donc réputé
"indépendant et objectif" (naïf, c'est-à-dire
sans idée préconçue au sujet du malade puisqu'il n'en
saurait rien à l'avance), ce psychiatre pourrait, rien qu'en "examinant"
plus ou moins brièvement le patient présumé malade mental,
décider rapidement, grâce à sa seule réputation
d'expertise, à ses dons personnels et à l'acuité particulière
de son regard qualifié de "professionnel", si le patient
souffre d'une affection mentale. Ces mêmes
pouvoirs quasi divinatoires et de prescience qu'on prête à l'expert
extérieur devraient aussi le rendre capable de prédire le comportement,
dangereux ou non, - pour soi-même et pour autrui - d'un patient dont
il ne connaît rien et qu'il n'a pu qu'observer, grâce à
un "examen" (le mot magique!) pour lequel il ne dispose que
d'un temps fort limité***.
L'expérience de l'actualité quotidienne apporte en permanence à de telles chimères un cinglant démenti (pour la plus grande délectation des médias).
Est-ce donc bien sérieux d'ainsi faire passer les psychiatres pour des sortes de magiciens comparables à des illusionnistes de music-hall, des diseuses de bonne aventure ou des voyantes extra-lucides?
A la différence de tous les autres médecins, le psychiatre ne
dispose pas de signes physiques mesurables ni d'examens techniques ou d'analyses
de laboratoire pour poser un diagnostic et se faire une opinion sur l'état
de son malade. Pour atteindre ces objectifs, il procède un peu à
la manière d'un juge d'instruction menant son enquête et recueillant
des témoignages. Du fait même de sa maladie, le patient est lui-même
un témoin peu fiable, ce qu'on a trop tendance à oublier. Les
manifestations de son affection (son discours, ses attitudes, son comportement,
son/ses humeur/s) peuvent très fortement et rapidement varier au cours
du temps. Ses affirmations doivent donc être comparées (recoupées)
avec les témoignages d'autres personnes: par exemple, la parentèle,
les proches, parfois aussi les collègues de travail: tous ceux qui, vivant
avec le malade, le connaissaient déjà avant qu'il ne soit manifestement
atteint et ont été témoins des changements qu'il a subis
depuis, ou ont eux-mêmes assisté aux événements qu'il
rapporte.
Pour le médecin, la conviction qu'il se trouve face à un malade
mental est donc, le plus souvent et bien plus que le seul constat dans l'instant
présent, l'aboutissement d'une histoire dont il a soigneusement reconstruit
le parcours. Cela, seul le médecin traitant (psychiatre
ou non), peut y arriver de manière crédible.
Quant au psychiatre extérieur, implicitement supposé indépendant,
objectif et, surtout, à la fois omniscient et infaillible, lui qu'on
appelle pour "concertation", on lui fait en l'occurrence jouer un
rôle dont il est difficile de comprendre comment il peut accepter de s'y
prêter: celui de prête-nom pour signer le "rapport médical
circonstancié", voire le rôle d'homme de paille pour assumer
la responsabilité de l'hospitalisation forcée, alors qu'il ne
peut personnellement s'appuyer que sur trop peu de ces "constatations irréfutables"
que pourtant on attend de lui qu'il les débusque. Alors, mais cette fois
de manière bien plus plausible que dans les cas évoqués
par le juge de paix en cause, on pourrait, en effet, être tenté
de parler d'attestation de "complaisance" et non de "convenance",
non plus du médecin traitant, mais bien du consultant, de ce dernier
envers le premier!
Toutes ces erreurs pourraient se résumer ainsi: contrairement à
ce que certaines justices (juges) de paix sembleraient croire, il ne s'agit
pas, en l'occurrence, d'un problème de partialité ou d'impartialité
du rédacteur du "rapport médical circonstancié".
Il s'agit de savoir, du médecin traitant averti ou d'un consultant extérieur,
réputé expert mais choisi délibérément pour
son ignorance initiale de la plupart des éléments d'après
lesquels apprécier l'état du malade et la nature de sa maladie,
qui est le mieux à même de prendre la décision qui assurera
la meilleure protection du patient.
On pourrait encore nous rétorquer que l'expert jouit d'une compétence
dont peut-être le médecin traitant ne pourrait se prévaloir.
C'est le moment de se souvenir d'un vieux proverbe oublié: expérience
passe science. Dans le cas qui nous occupe, si l'expert est réputé
avoir la "science", c'est pourtant le médecin traitant qui
a l'expérience.
On devrait peut-être encore rajouter ceci: quand une personne est accusée
d'avoir commis un délit ou un crime, on lui accorde habituellement la
présomption d'innocence tant que sa culpabilité n'a pas été
démontrée et qu'une sentence n'a pas été prononcée.
Rejeter le "rapport médical circonstancié" sous prétexte
qu'il a été rédigé par le médecin traitant
équivaut à condamner ce dernier sur simples présomptions
de "non dévouement à son patient", "négligence
de ses vrais intérêts", ou même "intention de
lui nuire."
Le médecin traitant se rendrait-il suspect de tous ces méfaits
du fait qu'il doit se résoudre à forcer son patient incapable
de jugement, dans son meilleur intérêt, à
une hospitalisation qu'il refuse? Est-il donc coupable d'office? Est-ce cette
culpabilité d'office qui servira au mieux les intérêts véritables
du patient?
Nous renvoyons à l'avis du Conseil National de l'Ordre des médecins publié en réponse à la question du psychiatre vers laquelle nous avions pointé plus haut. Cet avis, à son tour, appelle quelques remarques.
Certaines affirmations de l'avis peuvent laisser perplexe à cause des contradictions qu'elles semblent recéler. Il est dit très clairement et très justement, nous semble-t-il, que l'intérêt du patient doit être le souci primordial de tout médecin. On reconnaît ensuite que le médecin traitant est "le mieux placé" pour rédiger le rapport médical circonstancié mais, aussitôt, on tempère cette affirmation en disant que le médecin traitant "peut avoir de bonnes raisons d'y renoncer". Ces "bonnes" raisons (personnelles?) du médecin traitant entreraient-elles donc en conflit avec les intérêts véritables de son patient?
Un peu plus loin, toujours à propos du médecin traitant, il
est dit que "En effet, pour des raisons personnelles, il ne peut négliger
ni l'intérêt de son patient, ni les intérêts éventuels
de la collectivité". On peut penser que le rédacteur ait
voulu dire que "des raisons personnelles ne peuvent, en aucune manière,
inciter le médecin traitant à négliger l'intérêt
de son patient ou les intérêts éventuels de la collectivité."
Or, si le médecin traitant envisage l'opportunité du rapport médical
circonstancié, n'est-ce pas justement parce qu'il estime que l'hospitalisation
forcée de son patient s'impose dans l'intérêt même
de celui-ci? Et ses éventuelles raisons personnelles (même "bonnes?")
ne doivent-elles pas alors s'effacer derrière le souci primordial
du médecin traitant, c'est-à-dire l'intérêt véritable
de son patient?
Il est dit aussi: "Bien que celui-ci [le médecin traitant]
soit le mieux placé pour le rédiger [le rapport médical
circonstancié], il peut avoir de bonnes raisons d'y renoncer. Ceci
ne le dispense toutefois pas du devoir de veiller à ce que le rapport
médical requis soit délivré lorsqu'il juge
que des mesures de protection sont nécessaires afin d'éviter un
plus grand désastre."
En d'autres termes, le médecin traitant devrait "prendre ses responsabilités"
mais il pourrait prétendre, en déléguant la rédaction
du rapport à un autre, ne pas avoir à les assumer ouvertement
lui-même. N'est-ce pas là une sorte de restriction mentale?
On peut craindre que "les bonnes raisons" de ne pas rédiger
le rapport médical circonstancié ne soient, le plus souvent, qu'une
illusion. En effet, et bien que l'avis émis par le Conseil ne les explicite
pas, les "bonnes raisons" le plus souvent invoquées sont le
souci, de la part du psychiatre traitant, de préserver, entre son patient
et lui, la relation privilégiée de confiance qu'il croit avoir
nouée et qu'il estime nécessaire au bon déroulement d'un
traitement adéquat. En d'autres termes, nombreux sont les psychiatres
traitants qui répugnent à imposer eux-mêmes à leur
patient le traitement que celui-ci refuse, ils ne veulent pas "se disputer"
avec leur patient à propos de ce traitement refusé, même
s'ils sont convaincus de sa nécessité.
Nombreux sont les médecins psychiatres qui pensent que "seul un
traitement librement consenti peut être efficace", faisant ainsi
preuve, soit d'une grande ignorance des caractéristiques des psychoses,
soit de bien peu de véritable volonté de soigner efficacement
les malades psychotiques. Nous ne trancherons pas...
Le "rapport médical circonstancié" est, rappelons-le
encore, la principale prémisse du présent problème. Cette
prémisse précisément implique [et se justifie par] l'impossibilité
où est le médecin traitant [de faire accepter] d'appliquer, soit
à domicile, soit en "ambulatoire", le traitement indispensable
qui évite à son patient de se mettre lui-même - ou autrui
- en danger. A son tour, cette impossibilité est, principalement, la
conséquence de l'incapacité du malade à prendre conscience
de son état, incapacité qui entraîne sa non observance du
traitement - par refus autant que par négligence et inconscience morbides.
Est-il besoin de dire que, dans pareilles conditions, la fameuse relation de
confiance invoquée par nombre de psychiatres traitants n'est plus rien
d'autre qu'une fiction?
L'avis du Conseil affirme aussi que "Le rejet d'une requête introduite
avec le concours du médecin traitant n'est pas favorable à la
relation de confiance ultérieure entre le médecin et le patient".
Assurément! Mais est-ce bien le rejet de cette requête
qui est mal ressenti par le patient, et ne serait-ce pas plutôt et bien
plus vraisemblablement l'introduction elle-même
de cette requête par son médecin que le malade n'apprécierait
pas, car, l'aurions-nous oublié, il s'agit bien d'hospitalisation forcée?
En cas de rejet de la requête, le psychiatre traitant risque de se retrouver
à nouveau et immédiatement face à un patient peu compréhensif
et, cette fois, sans doute rancunier, tandis qu'il y a moins de chances qu'ils
se revoient de sitôt si l'hospitalisation forcée est acceptée!
Constatons enfin que, au cas où la jurisprudence de la justice de paix concernée risquerait de n'être pas favorable à la requête d'hospitalisation forcée, l'avis du Conseil est que "le médecin traitant doit rechercher une solution pragmatique", par exemple de "parvenir à une admission de plein gré ou de demander une deuxième opinion à un médecin avec lequel il n'a pas de liens, encore que le patient doive se déclarer d'accord avec ces propositions".
Autrement dit et en substance, comme dans ce cas la solution au problème
posé n'existe pas, supprimons tout simplement le problème [du
rapport médical circonstancié]. Il suffit d'inventer un nouveau
concept révolutionnaire: celui du malade mental toujours raisonnable
et d'avance accommodant (les démonstrations [par l'] absurde[s], vous
connaissez?) Dès ce moment en effet, c'est l'admission de plein gré
qui s'impose à l'esprit de tous, et elle ne requiert aucune autorisation!
Comment n'y avait-on pas pensé plus tôt? Etait-il donc besoin de
se casser la tête avec ce rapport médical circonstancié?
Non mentionné dans l'avis du Conseil, un avantage pourtant non négligeable
de cette admission de plein gré finalement arrachée grâce
aux ressources inépuisables de psychologie et de diplomatie du psychiatre
traitant doit encore être évoqué.
Dans le cas d'une admission de plein gré, le malade conserve en effet
une liberté entière. Et cette liberté comporte, bien sûr,
celle de changer d'avis aussitôt admis à l'hôpital, de refuser
à nouveau tout traitement et d'exiger sa sortie immédiate (et
nombreux sont les malades mentaux psychotiques qui, en apparence raisonnables
un instant, se révèlent déraisonnables l'instant suivant
et ne se privent pas de pareils revirements! - cela étonne?)
Le psychiatre "attaché" à l'institution n'a aucun droit
de s'opposer à l'apparente volonté du patient, même si l'état
de ce patient lui en fait un devoir moral et professionnel.
"Il ne serait pas raisonnable d'attendre sciemment une escalade de la situation",
mais n'en favorise-t-on pas la survenue en prétendant "sciemment"
en ignorer la probabilité?
Il ne reste plus aux médecins et psychiatres traitants qu'à mettre
en pratique, sur le terrain, l'avis tout en nuances émis par le Conseil
National de l'Ordre des médecins de Belgique. Espérons que, pour
le plus grand bien des malades mentaux, ils y parviennent avec succès...
***
Dans le Bulletin du Conseil National de l'Ordre des Médecins de Belgique
n° 98 (décembre 2002, référence
a098002), p.3, un avis du Conseil a été émis
à propos de "l'avis des services spécialisés dans
la guidance ou le traitement de délinquants sexuels". Cet avis
illustre à nouveau le dilemme devant lequel se trouvent placés
ceux qui doivent décider de la remise (ou de la non-remise) en circulation
d'une personne internée et "traitée" à la suite
de délits sexuels. Ce dilemme est de même nature que celui devant
lequel se trouve placé l'expert psychiatre devant étayer, par
la rédaction d'un rapport médical circonstancié, la décision
d'hospitaliser sous contrainte un malade mental: il ne peut être simultanément
médecin traitant du patient et médecin expert commis à
l'évaluation de l'état de ce patient.
Le Code de déontologie médicale (article 121) est très
clair sur le sujet: Un médecin ne peut accepter une mission d'expert
judiciaire concernant une personne qu'il aurait déjà examinée
en une autre qualité. Ceci explicite bien l'incompatibilité
existant entre les fonctions de médecin traitant et celles de médecin
expert quand un même patient est concerné, incompatibilité
bien compréhensible d'ailleurs.
Ce qu'on ne nous dit cependant pas, et qui est pourtant évident, c'est
que, précisément dans le cas de l'expertise psychiatrique, cette
incompatibilité prive l'expert des éléments indispensables
sur lesquels baser un jugement, si bien que ce dernier ne peut alors plus être
autre chose qu'une intuition, une sorte de pari plus ou moins raisonné.
Le silence qu'on observe sur cette difficulté ne peut qu'entretenir une
interprétation faussement optimiste des savoirs scientifiques et des
capacités réelles de la psychiatrie actuelle, ainsi que des compétences
effectives de ses praticiens. Ce silence est certainement préjudiciable
aux psychiatres eux-mêmes. En effet, il est loin d'être exclu que
les prévisions qu'ils font dans pareilles expertises soient ultérieurement
démenties par les faits. Des erreurs de ce genre reçoivent alors,
dans les médias, une publicité tapageuse et on a beau jeu de les
faire passer pour des fautes ôtant toute crédibilité à
l'ensemble des experts, alors que ces derniers font ce qu'ils peuvent avec les
seuls éléments "objectifs" qu'on leur autorise. Peut-être
serait-il temps de se pencher sérieusement sur ce dilemme pour tenter,
sinon de le résoudre entièrement, au moins d'en préciser
tous les aspects et de les faire connaître au public.
***
Antérieurement, dans son Bulletin n° 97 en date du 20.04.2002,
notre Conseil National de l'Ordre des médecins (de Belgique) avait
dit, à propos de l'application de l'article 488bis-B, §3, du Code
civil ("Sous peine d'irrecevabilité, est joint à la
requête, sauf en cas d'urgence, un certificat médical circonstancié,
ne datant pas de plus de quinze jours, décrivant l'état de santé
de la personne à protéger."): "Le Conseil national
estime qu'il est déontologiquement incorrect d'examiner une personne
dont on n'est pas le médecin traitant, à la demande d'un tiers
intéressé (membre de la famille ou avocat), en vue de la délivrance
d'un certificat médical circonstancié dans le cadre de l'article
488bis du Code civil. (référence
a097003)
Doit-on, cette fois, "oublier" l'article 121 du Code de déontologie
médicale que tout médecin est censé respecter?
La cohérence, au fil du temps, des avis émis par notre Conseil
national de l'Ordre des médecins, peut parfois paraître difficile
à percevoir à ceux qui doivent les suivre...
En sa séance du 19 juillet 2008, le Conseil National de l'Ordre des
médecins de Belgique s'est penché sur une question qui lui était
posée à propos du "traitement forcé préventif"
de patients psychotiques en prison (voir Ordre
des Médecins). Dans la réponse, on trouve, entre autres
considérations, ce qui suit:
"Il faut vérifier si les effets secondaires éventuels
d'un traitement à long terme ne sont pas préférables
à l'avantage d'éviter de nouvelles poussées psychotiques."
(sic).
Malheureusement, la traduction de cet oracle sibyllin en une langue compréhensible
aux profanes n'a pas été fournie. Quelle était donc l'idée
mystérieuse et cryptée que recélait cet avis?
Première publication: 1 Février 2002 | (J.D.) | Dernière modification: 15 Juin 2009 |