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"Victimisation" et "Diabolisation"

"There are now so many laboratory tests available that some doctors may interpret 'absence of evidence' as 'evidence of absence'. Thus if tests fail to identify a physical cause, some may reason that there is no physical cause to be identified and that the symptoms therefore have a non-organic, i.e. psychological cause."
Ellen Goudsmit: The Psychologisation of Illness.
(Nous disposons aujourd'hui de tant d'examens de laboratoire que certains médecins peuvent interpréter "l'absence de preuves " comme étant "la preuve de leur inexistence". Ainsi, si les tests ne parviennent pas à reconnaître une cause physique, certains croient pouvoir en déduire que, pour cette raison, les symptômes doivent avoir une cause non-organique, c'est-à dire psychologique.)

"Coelum non animum mutant qui trans mare currunt."
(Ceux qui courent les mers ne changent que de ciel, mais ne changent pas leur âme)
Horace, Epitres, 1, 11, 25 -29

Voici deux néologismes (anglicismes) qui disent bien ce qu'ils veulent dire. Les "professionnels de la Santé Mentale" n'avaient pourtant pas encore pensé à les inventer ni imaginé de les utiliser. Ils auraient dû, cependant, car ces mots ont un rapport direct très étroit avec les mots "culpabilisation" et "stigmatisation / déstigmatisation" qu'ils emploient aussi généreusement qu'ils peuvent.

A propos de la stigmatisation, j'ai rappelé le besoin éprouvé par beaucoup de gens d'attribuer une cause "personnalisée" aux événements qui les touchent directement, personnellement. Quand il s'agit d'événements malheureux, nombreux sont ceux qui ont encore toujours besoin d'un bouc émissaire qu'ils se mettent à rechercher et qu'ils finissent inévitablement par trouver là où on s'empresse de le leur désigner.

Par la faute de leur maladie, cette maladie qu'ils portent en eux et qui donc les accompagne en permanence et partout où ils vont, les malades mentaux psychotiques (souffrant de "schizophrénie", de "dépression profonde", de "troubles bipolaires", par exemple) ne peuvent pas parvenir à comprendre (ni à s'en convaincre), soit que les difficultés auxquelles ils se heurtent ne sont pas "la faute aux autres", soit que c'est leur propre "humeur" (qu'ils ne peuvent changer) qui leur fait voir le monde au travers de verres déformants et anormalement colorés (gris foncé ou, au contraire, en couleurs exagérément flatteuses).

Victimes en réalité de la maladie, ils se sentent cependant victimes des choses, des autres, du monde autour d'eux. Certains imaginent, - en premier les thérapeutes qui ne s'en font jamais faute - , que les malades se persuaderaient qu'ils seraient, eux-mêmes, au moins partiellement responsables des malheurs qui leur arrivent. C'est en effet le raisonnement que tiennent habituellement de nombreuses personnes bien-portantes se livrant à l'introspection et procédant, intérieurement, à leur autocritique.

On oublie justement l'essentiel: ces personnes ne sont pas bien-portantes, elles sont malades! Chez les unes, c'est leur état d'humeur qui détermine une dépréciation (ou une surestimation) erronée de soi-même et des choses, non l'inverse! Chez d'autres, les capacités faussées de raisonnement et de pensée ne peuvent être corrigées, ni par l'évidence matérielle à laquelle on les confronte, ni par toutes les démonstrations concrètes qu'on peut en faire (et encore moins par les discours qu'on leur tient!)

Alors, sans doute en désespoir de cause, ou parce qu'on imagine qu'il est mauvais de "les contrarier" ou encore parce qu'on prétend ainsi "gagner leur confiance", on préfère paraître "entrer dans le jeu" de ces malades, on veut paraître croire avec eux (?) qu'ils sont les victimes, non pas de la maladie (car même les "experts" autorisés n'avouent pas ne pas la comprendre et ils n'admettent pas leur impuissance contre elle), mais les victimes "des médecins généralistes peu au fait des troubles psychologiques", eux-mêmes prescrivant, paraît-il de manière "effrénée" des médicaments antidépresseurs "sous la pression des firmes pharmaceutiques" (v. le Quotidien "Le Soir" du 20.03.2001)

Les victimes sont ainsi confirmées dans leur statut: c'est la "victimisation". Leurs bourreaux sont désignés à la vindicte publique par les "experts": ce sont les médecins généralistes et les firmes pharmaceutiques (pour faire bon poids, il faudrait ajouter "multinationales"). On a trouvé les boucs émissaires: c'est la "diabolisation". La grande presse y contribue par sa crédulité fort peu journalistique et une certaine complaisance pour les lieux communs de "Café du Commerce".

Les médecins généralistes ont toujours bon dos, et pas seulement dans la "grande" presse. Même dans la presse périodique médicale qui leur est réservée (ce qui est quand même un comble, non? Voir "2001, Année de la Santé Mentale", Le Généraliste n° 562 du 11 juillet 2001), citant des experts du social (?) et des pontifes de la psychologie (?), on nous affirme avec aplomb que "l'actuelle formation des généralistes les prépare peu à faire face aux souffrances psychiques."
Si c'était effectivement le cas, alors je sais (par de multiples expériences personnelles et de nombreux exemples vécus qui m'ont été directement rapportés) que la formation actuelle des psychiatres sur ce plan n'est, elle non plus, assurément guère meilleure. Et les "autorités" citées d'ajouter encore vouloir "...plaider pour l'introduction des sciences humaines dans le cursus universitaire..."
Ceux qui tiennent un tel langage étalent au grand jour leur totale incompréhension des mécanismes de la psychologie humaine, et ils font, de plus, gravement injure aux médecins généralistes.
Les médecins généralistes ont, par le choix de leur métier et plus que tous les autres, l'expérience du terrain, c'est à dire des contacts humains. Les souffrances morales et "psychiques", ils les rencontrent tous les jours, très pratiquement. Les généralistes n'attendent pas, confortablement et tout à loisir, de voir ces détresses arriver peut-être dans leur cabinet pour, alors seulement, passer d'une théorie fumeuse à une pratique plus platonique que concrète, plus passive qu'active. Et ils savent bien, eux, que ni la vraie politesse, ni l'empathie, ni l'écoute compatissante, ni la véritable motivation ne s'apprennent dans les livres ou les traités ou encore dans les amphithéatres universitaires. C'est pendant l'enfance, au contact des siens puis, plus tard, au contact de tous les autres, que ces indispensables qualités s'acquièrent. Ce ne sont pas les cours ex cathedra mais la vie qui vous les inculque. Et cela, si vous ne l'avez pas encore appris alors que vous arrivez à l'université, parce que ces dispositions-là vous manquent, vous risquez, sauf exceptionnelle illumination tardive et miraculeuse, de ne jamais l'apprendre; et dès lors, les études de médecine ne devraient pas être pour vous.

Tout se passe comme si, soudainement en 2001, les associations, certains psychiatres, les professionnels du "psycho-social" et de la "santé mentale" découvraient enfin que, dans ce domaine qui est le leur depuis fort longtemps, les choses ne vont pas aussi bien que les malades mentaux seraient en droit de le souhaiter. Tout se passe comme si quelques-uns percevaient enfin que les malades et leurs familles pourraient commencer à s'impatienter, à se poser des questions sur le rôle que les "professionnels de la santé mentale" jouent effectivement dans les drames qu'ils subissent, peut-être aussi "les clients" risqueraient-ils de ne plus différer leurs protestations. Tout se passe comme si, face à ce frémissement de possibles revendications, les "professionnels" et "acteurs" du secteur avaient décidé de lancer une vaste campagne promotionnelle. Mais, si on en juge d'après son contenu et sa forme, cette campagne n'est qu'un simple plaidoyer pro domo. Elle vise plus à faire illusion et à se justifier, à redorer le blason de la "santé mentale" qu'à améliorer la situation désastreuse des malades mentaux eux-mêmes. Suivant en cela leurs habitudes bien rodées, les "experts" du secteur profitent de cette campagne pour se décerner un satisfecit (qui, sinon, le ferait?) et pour désigner, comme toujours, encore des boucs émissaires, mais cette fois de deuxième génération (les familles, ça ne marche plus), les responsables (?) de la médiocrité des résultats obtenus jusqu'à présent. Ils espèrent ainsi se dédouaner à bon marché, la technique n'en est pas nouvelle.

Dans cet article du "Généraliste n° 562", déjà cité, notons aussi que les psychiatres, anonymes mais omniscients et paternalistes, donnent, avec une condescendante mansuétude digne de l'admiration des naïfs, le conseil aux généralistes "mal préparés" de ne pas prescrire de médicaments psychotropes aux chômeurs déprimés, ni de délivrer de certificats médicaux aux lycéens ayant séché les cours à cause de leur "mal-être". Ils doivent par contre "passer le relais à temps", c-à-d. plutôt les envoyer chez le psy. Si le sujet n'était aussi tragique, les chômeurs, les lycéens et les généralistes qui liraient cela s'esclafferaient à coup sûr devant pareille duplicité.

En de multiples circonstances, les psychiatres font preuve d'une logique qui leur est propre et qui, digne de curiosité, serait aussi digne d'admiration si elle ne conduisait à des aberrations. C'est ainsi qu'interviewée pour le périodique des mutualités libres "Profil", n° 62 de mars-avril 2001, le Prof. Chr. Reynaert (Mont-Godinne, U.C.L.) déclarait: "C'est parce qu'on est psychiatre qu'on peut dire que ceci ou cela n'est pas une maladie psychiatrique..."
D'où, si on est à peu près sain d'esprit (simplet, si vous préférez), on ne peut que déduire que, quand on n'est pas psychiatre, mais "seulement" médecin généraliste, alors "on ne pourrait pas dire que ceci ou cela n'est pas une maladie psychiatrique". D'où il devrait découler, selon une "logique psy", que les médecins généralistes devraient, systématiquement, envoyer indistinctement leurs patients tout d'abord chez le psy, afin d'écarter d'emblée tout risque de ne pas reconnaître la nature psychiatrique possible des symptômes pour lesquels ils sont consultés.
Comme les généralistes n'en font pourtant pas une règle, on pourrait, à la rigueur, imaginer que certains psys puissent les suspecter de détourner à leur profit une partie de la clientèle potentiellement psy, et que les carences de la "santé mentale" doivent être attribuées, non aux psys, mais bien aux généralistes (diabolisation des autres = "angélisation" de soi-même?)

Puisque les "experts en tour d'ivoire" semblent eux-mêmes atteints d'une paranoïa soigneusement entretenue qu'ils nous invitent de plus à cultiver (trouver des fautifs), ne devrions-nous pas, à notre tour, accorder quelque crédit à cette sorte de "théorie du complot"? Ne devrions nous pas nous demander sérieusement quels sont les véritables "bénéficiaires objectifs" de la situation actuelle de la "Santé Mentale" et des malades mentaux (quels sont ceux qui auraient intérêt à la pérenniser) ? A chacun d'apporter la réponse qu'il lui plaira...


Première publication: 25 Mars 2001 (J.D.) Dernière modification: 16 Avril 2007