Chap. II
Note 3

Le malade schizophrène n'est pas une personne mentalement "mauvaise"...

comme parfois on se le représente d'après ce qui est dit (par exemple dans la presse) des "psychopathes", des "personnalités asociales" et des "pervers", ou encore des délinquants sexuels.

Dans le grand public, un diagnostic de maladie mentale implique presque toujours un jugement moralisateur, ce qui accrédite abusivement l'idée d'une stigmatisation systématique et généralisée. On verra plus loin qu'il s'agit d'un amalgame simpliste.

Une des caractéristiques attribuées aux "psychopathes" (ou "personnalités asociales") est l'absence de tout sens moral, même s'ils en comprennent "intellectuellement" la signification comme vous et moi - mais, pour eux, si la signification est comprise, les émotions qui l'accompagnent ne sont pas perçues normalement. Les structures cérébrales qui associent, chez vous et moi, les émotions avec le raisonnement (le cortex préfrontal et, en gros, ce qu'on appelait naguère le "rhinencéphale") sont, chez ces individus, comme déconnectées les unes des autres, de telle sorte qu'ils n'éprouvent pas les mêmes sentiments que vous et moi pour des actions que nous condamnerions, et qu'ils n'hésitent pas à les commettre et à manipuler les autres sans ressentir les remords que nous-mêmes éprouverions si nous nous comportions de la même manière.

Ce qu'on vient de dire pour les "psychopathes" et autres malades "asociaux" ne s'applique absolument pas aux schizophrènes. Mais une autre réaction fréquente des profanes confrontés aux malades schizophrènes va, apparemment en sens opposé; elle est tout aussi moralisatrice et défavorable que les usuelles appréciations ouvertement réprobatrices: elle consiste à banaliser ou minimiser les choses pour mieux les faire accepter, en disant: "ne faites pas attention, ce n'est rien, il n'a rien, c'est dans sa tête que cela se passe". On semble suggérer ainsi que les affections du cerveau, celles "qui se passent dans la tête", cela n'est pas sérieux", c'est "de la comédie", c'est imaginaire, à la limite il ne s'agit que de troubles amusants ou risibles qui ne valent pas la peine qu'on s'en préoccupe (par opposition aux autres maladies, dites "sérieuses", elles). Pareille attitude se rencontre, malheureusement, parfois même dans le corps médical.

Ce sont les jugements moralisateurs qui alimentent la stigmatisation et la discrimination dont on affirme généralement (y compris les associations de défense des malades!) que les malades psychotiques seraient les victimes. Dans tous les pays, les associations de parents de malades proclament qu'il faut lutter contre la stigmatisation et la discrimination des schizophrènes.

Mais peut-on réellement parler de discrimination (et de stigmatisation) des malades schizophrènes comme on parlerait de racisme ou d'antisémitisme? Pour ma part, je prendrai le risque de contester cette croyance, ou au moins de la nuancer. Je suis persuadé que les malades mentaux sont tout simplement ignorés. Leurs handicaps les empêchent de s'adapter et de s'intégrer à une société qui, de son côté, ne dispose pas de moyens assez efficaces pour les soigner réellement, parce que pareils moyens sont, en effet, encore inconnus. La société préfère ignorer les malades mentaux qu'elle ne rejette pas expressément, mais qu'elle n'accueille pas non plus. Elle n'a pas prévu de leur réserver des espaces de vie décente tenant compte de leurs handicaps. Cette ignorance et cette imprévoyance ne sont pas pour étonner: par exemple, l'aménagement des lieux et bâtiments publics pour les invalides, handicapés physiques et moteurs, dont les handicaps sont pourtant immédiatement visibles à tous (bien mieux que ceux des malades mentaux qui ne se voient qu'à travers leurs conséquences!), cet aménagement-là n'a commencé que timidement et depuis peu!

La véritable discrimination, la stigmatisation, elles sont le fait des familles de malades elles-mêmes, de l'attitude habituelle de nombreux psychiatres envers les proches des malades, et elles sont le résultat inévitable de notre éducation à tous. Dès la toute petite enfance en effet, nous apprenons les gestes et les comportements de mise dans notre société, et on nous serine à tout bout de champ: cela, c'est bien, cela se fait; tandis que cette autre chose-là, cela ne se fait pas, c'est mal, c'est honteux, celui qui enfreint telle ou telle règle est un vilain, un malpropre, un mal élevé, quelqu'un qui manque d'éducation, quelqu'un d'infréquentable. Comment s'étonner alors de la réprobation automatique éprouvée et exprimée par chacun lorsqu'il est témoin d'un comportement dont on lui a inculqué qu'il n'est pas "convenable", voire répréhensible? Bien sûr, si on savait que le comportement réprouvé est la conséquence, la manifestation d'une maladie, le jugement porté sur son auteur pourrait être différent. Mais cela, cela ne se voit ni ne se sait. Et comment le savoir et le faire savoir? Affubler le malade d'un signe distinctif? Voilà qui serait effectivement de la discrimination et du racisme!

Les parents et proches d'un malade schizophrène, même lorqu'ils sont devenus des vétérans aguerris et avertis des caractéristiques de la maladie de leur proche, n'ont pas oublié comment eux-mêmes auraient réagi aux manifestations de la maladie (chez un étranger mais aussi chez leur proche!) quand ils n'en connaissaient encore rien. Ils sentent le regard des autres sur leur malade et sur eux-mêmes, ils prêtent aux autres la réprobation qu'ils auraient eue eux-mêmes et, le plus souvent, ils ne se trompent probablement pas. Ils se sentent jugés et, en quelque sorte fautifs, même s'ils savent, au fond d'eux-mêmes, qu'il n'ont commis aucune faute. C'est spontanément qu'ils s'éloignent puis s'excluent progressivement de leur milieu social.Voyez aussi
Discrimination
On n'en parle pas
ou encore
Stigmatisation
Victimisation
Aveuglement

L'expérience récente (Canada, Australie) a montré que les campagnes de "sensibilisation" en faveur d'une "déstigmatisation" des malades mentaux et de leurs affections auprès du grand public n'atteignent pas leur but et sont un simple gaspillage des ressources déjà bien trop faibles face à l'ampleur des problèmes que posent ces affections. En réalité, ce sont les proches des malades, les malades eux-mêmes et les professionnels de la psychiatrie (et leurs enseignants en premier) qu'il faudrait "sensibiliser" et mieux former et informer.


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